Made in Asia
JI HAYE
ASIAN FASHION TRIBUTE
De son pays, elle a gardé le sens de la rigueur et cette fameuse couture coréenne traditionnelle, le rythme du « couper, coudre, couper biais » qui s’exerce aussi bien à l’endroit qu’à l’envers.
Ji Haye conçoit des « vêtements pour l’âme » et habille sa réflexion – miroir du cœur – d’humilité et de sagesse.
Discotexte : Votre parcours est atypique : comment expliquez-vous votre venue dans la mode ?
Ji Haye : En effet, je suivais des études de philosophie, et je souhaitais apprendre plus encore, mais au Japon. Je suis donc allée là-bas ; j’avais mes entrées dans l’une des universités les plus réputées. Mais je devais impérativement connaître la langue : alors j’ai été admise à la Bunka Fashion School, dans laquelle est enseigné le japonais. Sur place, j’ai été fascinée par l’originalité vestimentaire des étudiants en mode… La seule réflexion personnelle de savoir ce qu’était la mode m’a donné envie de choisir cette voie plutôt que celle que j’avais empruntée jusqu’alors.
Vous semblez avouer que votre pays ne connaît pas la mode…
C’est vrai. À l’époque, en Corée comme au Japon, on ne savait pas ce que représentait la mode. Aujourd’hui encore, ils ne sont pas nombreux à savoir faire la différence entre haute couture et prêt-à-porter ! C’est pourquoi j’essaie de faire passer quelques messages à l’Orient à travers mon travail : en alliant les sensibilités de l’Asie et de la France, je tente d’éduquer, d’initier mon pays à la mode. Le plus simple, pour eux, c’est de nous réclamer des défilés : pour savoir toucher et montrer les vêtements. Et même si, quand je suis entrée à la Bunka, seuls les étudiants et quelques artistes considéraient déjà Kenzo – un Japonais qui a pourtant débuté ici, en France – comme un dieu, je ne savais pas qui il était, et, à dire vrai, je m’en fichais ! J’ai compris ce qu’il représentait dans le milieu de la mode seulement parce que je m’y suis retrouvée. Vous savez, pendant dix ans, nous nous sommes croisés, ici, en France : si je sais aujourd’hui qui il est et ce que représentent ses collections, ce n’est pas parce qu’il est devenu mon ami mais bien parce que j’ai une histoire qui ressemble à la sienne. Un jour, il m’a confié cette phrase qui m’a ouvert les yeux sur mes origines : « Il ne faut rien attendre de ton pays »… C’est très juste, malheureusement…
Pourquoi, alors, nos stylistes français ouvrent-ils toujours des boutiques au Japon ?
Parce qu’il s’agit de faire connaître son nom dans le monde entier, de savoir s’exporter et s’ouvrir dans les autres pays ! Parce qu’une élite s’intéressera toujours au talents français ! Je suis venue à Paris – la « capitale de la mode » – avec l’intention d’ouvrir des boutiques à mon nom… Et puis, en cours de route, mes plans ont évolué. Les temps changent, et c’est de plus en plus difficile d’ouvrir une boutique, et de toujours renouveler sa marchandise. Ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus dans mon métier. Dans mon pays, il existe des endroits où certains de mes vêtements sont présentés, dans les vitrines de « mini-boutiques » ; à Paris, mes vêtements sont exposés lors d’événements – à la Galerie Enrico Navarra, au Musée de la mode… Pour l’instant, mon image est artistique, pas commerciale.
Qui êtes-vous dans le milieu de la mode ?
On dit de moi que je suis l’ambassadrice de la Corée en France. Il me semble qu’il serait plus juste de dire l’inverse : quoiqu’on en dise, je représente aussi la France lorsque je dois me rendre dans les pays asiatiques. Et parce que je leur ressemble, les gens là-bas semblent plus s’intéresser à mon image, parfois, qu’à celle de John Galliano ou d’Yves Saint Laurent, bien qu’ils connaissent et apprécient infiniment ces deux stylistes.
La meilleure récompense à votre travail : ce sont des prix comme l’Asian Fashion Tribute, que la Chine vous remet le 18 octobre prochain, ou simplement l’engouement du public et des clients à chacun de vos défilés ?
Les deux, bien sûr ! Je suis particulièrement flattée de recevoir l’Asian Fashion Tribute. Il y a quelques mois encore, j’ignorais que j’étais une star en Chine ! Là-bas, aujourd’hui, on s’intéresse de près à la mode : des écoles s’ouvrent, beaucoup de jeunes veulent entreprendre ces mêmes études qui m’ont menée là où je suis à présent. Mais de là à me citer en exemple ! Rendez-vous compte : tout le monde connaît mon nom à Hong-Kong, et selon un rendez-vous avant-hier, cinq à six cents personnes VIP – avec une majorité de stars, dont la très belle et talentueuse actrice Gong Li [notamment récompensée pour ses interprétations dans Épouses et concubines (Films sans Frontières, 1991) et Qiu Ju, une femme chinoise (Films sans Frontières, 1992) de Zhang Yimou, ndlr] – ont retenu leur place pour ce défilé ! Je suis très impressionnée… Bien sûr, je suis aussi fière d’habiller des personnalités : de l’ex-vice-président des États-Unis [« Al » Gore, ndlr] à la célèbre Mouna Ayoub [femme d’affaires libanaise et jet-setteuse renommée, ndlr], qui m’est très fidèle… J’ai beaucoup de clients connus, oui, mais ce n’est pas une priorité dans mon travail : la semaine dernière, nous étions au festival de Deauville, et si nous sommes arrivés en retard pour des essais convenus avec Harrison Ford, si deux figures montantes du cinéma américain ont souhaité porter mes vêtements, je n’y étais pas moins conviée pour habiller également d’autres personnes, inconnues, et pourtant tout aussi importante pour la mise en place de cet événement dans un calendrier cinématographique !
Quelles sont vos inspirations dans le monde qui vous entoure ?
L’émotion, simplement, est la meilleure inspiration. Car elle est très importante dans la vie. S’il n’y a pas d’émotion dans le métier que l’on exerce, on ne peut pas avancer dans son travail. J’aime la philosophie bouddhiste ; les moines tibétains, par exemple : je les sens proches de la mode du fait qu’ils ne portent qu’un vêtement, très lumineux. C’est mon idée : un vêtement, c’est fait pour la vie. Si je suis un docteur, la coupe de mon vêtement est le médicament que je prescris : pour un tailleur – qui se reconnaîtra, comme chacun sait reconnaître un tailleur Saint Laurent –, j’essaierai de capter une émotion universelle féminine, afin que toutes les femmes se retrouvent dans celui-ci, et qu’elles se sentent bien. Parfois, je vous l’avoue, ça n’est pas évident : à force de travailler, de s’enfermer dans un atelier sans relever la tête des patrons et des tissus, l’émotion, l’inspiration, n’est plus. J’ai vite compris qu’il me fallait aussi sortir, voir du monde, bouger tout le temps : j’ai besoin de voyager, de m’imprégner de différentes choses…
« On dit de moi que je suis l’ambassadrice de la Corée en France. Il serait plus juste de dire l’inverse : je représente aussi la France lorsque je dois me rendre dans les pays asiatiques. Et parce que je leur ressemble, les gens là-bas semblent plus s’intéresser à mon image, parfois, qu’à celle de John Galliano ou d’Yves Saint Laurent, bien qu’ils connaissent et apprécient infiniment ces deux stylistes. »
Certaines émotions vous ont-elles marquée plus que d’autres ?
Il y en a deux, particulièrement fortes… Pour la première, tout le monde criait, pleurait… C’était la Coupe du monde de football, en 1998 : la France, le monde entier s’est réuni autour d’un petit ballon ! J’ai voulu comprendre. J’ai regardé des matchs, et puis j’ai observé ceux qui les regardaient, partagé ou noté leurs impressions, leurs sentiments, pris des bains de foule lors des victoires françaises. J’ai su qu’il fallait me servir de cet amour, de cette grande émotion pour mes vêtements. Mais traduire tout ça pour la mode a été délicat ; j’ai travaillé l’alliance des pentagones et hexagones du ballon rond pendant longtemps… Et j’en ai fait une robe, qui a fait le tour du monde grâce à l’exposition itinérante organisée par la Galerie Enrico Navarra sur le thème de cent artistes autour du football. L’autre émotion est personnelle, individuelle, mais certainement aussi universelle… Je suis restée trois mois en Himalaya. Ces montagnes à perte de vue… Ça a changé ma vie ! Car qui que vous soyez, en grimpant pareils reliefs, vous êtes exactement le même que celui qui vous suit et celui qui vous précède en chemin : c’est un endroit unique qui impose le respect, la sérénité, le silence… Une riche émotion qui m’a fait travailler des mois, presque jours et nuits, pour retranscrire tous mes souvenirs – les visages, les gestes, la quiétude, les paysages… Au bout du compte, c’est grâce à ce voyage si j’ai présenté ma première collection, en juillet 1999. Voilà des moments que je garderai toujours en mémoire…
Et de quoi seront faits vos souvenirs, dans un avenir proche ?
Je dois sortir une fragrance à mon nom. Et justement, la bouteille de parfum – transparente – aura la forme d’une montagne ; à l’intérieur du flacon, on trouvera une fleur rouge minuscule qui ressemble à celle que l’on peut sentir en gravissant les sommets de l’Himalaya. Je suis, en quelque sorte, cette petite fleur fragile, suspendue dans l’immensité du monde… Et puis, je travaille déjà sur ma nouvelle collection, pour 2003. J’ai en tête la lumière d’un état américain : la Floride. Oui, cette lumière éclatante, débordante, m’attire et m’inspire…
Mickaël Pagano, 2002
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