L’IMPÉRATRICE
“Tako Tsubo”
Point de rupture ?
La fêlure est certainement survenue avec la mesure sanitaire mise en place à la mi-mars 2020 : face à la pandémie, la fermeture de tous les lieux de sociabilité, de loisirs, et les restrictions de contacts humains, de déplacements, vont de pair. Premier symptôme du crève-cœur, le groupe voit près d’une soixantaine de ses dates reportées et/ou annulées parmi lesquelles le plus douloureux des rendez-vous manqués : l’ineffable, incontournable Coachella Festival, ou la Mecque de l’événement musical et artistique dans le désert californien.
De libertés en confinements, les pas de côté évitent donc l’isolement et le groupe, qui repousse la sortie de Tako Tsubo (prévue en mai 2020), envoie les signes précurseurs – une tournée virtuelle – et les singles diagnostiques de l’album. Matahari n’est pas trahi, comme il n’avait pas désavoué la démarche entendue depuis les débuts en EP de L’Impé’ : car, dans le fond, ce sont toujours les mêmes instruments et savoir-faire « in the groove » qui organisent un jeu inspiré, les mêmes coups de génie des attaques autour de la pulsation dans cette veine funk. Aspirant ailleurs plus encore, vers les courants jazz (dans les harmonies) et le mouvement hip-hop (bizarrement « contre-culture » et dérivé du disco), mais aussi, au-delà du son, au sens, avec une parole à la fois engagée et confidente qui insuffle un sang d’encre nouveau, c’est particulièrement dans la forme / le format, donc, que le disque prend ses distances avec le précédent. L’écart s’est fait dans l’approche également : si la réalisation des deux albums a été donnée à Renaud Létang – qui a fait la gloire de Jean-Michel Jarre, Alain Souchon, Gonzales… –, là où l’émotion reposait pour Matahari dans l’« imperfection » voulue d’un enregistrement en condition live, L’Impératrice a confié la souveraineté du mixage et par conséquent l’accomplissement de Tako Tsubo à Neal H. Pogue – connu pour son travail d’orfèvre avec Earth, Wind & Fire ou Stevie Wonder, récompensé par un Grammy Award pour ses expérimentations rythmiques sur Speakerboxxx/The Love Below (LaFace / Arista, 2003) d’Outkast puis la production déstructurée d’IGOR (A Boy is a Gun / Columbia, 2019) de Tyler, The Creator – qui consacre son style incisif, efficace. Et ses treize titres de frapper par leur énergie malgré les sujets choisis et chantés par la princesse au sang bleu. Nul besoin d’avoir l’ouïe fine pour saisir le changement de ton de Flore Benguigui, qui monte au créneau pour mieux abattre certains remparts, s’empare et soulève des questions actuelles : avec Hématome, le blessant « ghosting », cette séparation amoureuse facilitée par la disparition numérique, et plus largement la cruauté si lâche derrière les écrans et sur les réseaux dits sociaux ; avec Peur des filles, le manque de considération pour la place et l’émancipation des femmes dans leur vie quotidienne comme dans leurs activités*, et plus exactement l’idéologie misogyne des communautés « incels » qui encensent, par la violence, la soumission du « sexe faible ». Sous sa plume singulièrement universelle, les thèmes sont beaucoup moins légers que sur Matahari, donnent matière à réflexion plutôt qu’à l’évasion, se font le miroir de cette personnalité, véritable indépendance individuelle, laquelle ne veut plus rentrer dans la norme mais, ouvertement, « sortir de » – de sa réserve, des sentiers battus, du lot, de ses gonds, du placard, des rails, du rang, d’affaire ou de l’ordinaire, mais bien de « l’ordre établi », une résolution qui fait florès dans Fou (nommé Exit, à juste titre, dans sa version anglophone)…
Miraculeusement repêché dans un reportage radiophonique**, le terme de « tako tsubo » désigne un syndrome pathologique dit du « cœur brisé » auquel il donne son nom, de par ses origines étymologiques – littéralement « pot » ou « piège à poulpe » au-delà du littoral nippon – et la métaphore morphologique – après un choc émotionnel foudroyant, l’organe musculaire affecte soudain des airs d’amphore et n’assure plus correctement ses fonctions vitales.
L’on soupçonne donc que les membres patients de L’Impératrice, heureuses victimes d’un succès brusquement (mais pas irréparablement) mis à l’arrêt, avaient depuis longtemps saisi l’ensemble des manifestations qui révèlent une nouvelle manière de penser et d’agir. La thérapie du groupe ? Traquer les mécanismes et briser la routine, se débattre dans le rythme et bousculer les idées reçues, capturer les abîmes et les similarités et repousser les limites d’un univers : de la création à l’innovation de Tako Tsubo, tout est bien (qui finit bien) dans la rupture.
** Le documentaire audio de la journaliste Leila Djitli, Le « Tako-Tsubo », un burn-out cardiaque par le travail, fut diffusé pour la première fois fin 2017 dans la quotidienne Les Pieds sur terre (France Culture).
TAKO TSUBO, DE L’IMPÉRATRICE (MICROQLIMA, 2021)
© PHOTOS : DR, UGO BIENVENU, MAT MAITLAND, GABRIELLE RIOUAH