L'échappée belle
Gaspard Augé
« Escapades »
En musique, l’échappée est une note mélodique, étrangère à l’accord qui la précède et la supporte mais entrant dans la composition de celui qui suit. Une sorte d’anticipation, donc, inhérente à la grammaire des sons de Gaspard Augé, plus qu’une dissonance itinérante, passagère, dans l’harmonie et l’œuvre de Justice.
Avec son premier album solo, le bien nommé Escapades, il jette aux oubliettes l’ensemble des règles et principes qui standardisent son art, s’évade et s’imagine un avenir parallèle au célèbre duo électro.
Sans unité ni limite de temps, depuis ses premiers pas au synthé jusqu’au grand saut allégorique vers son « indépendance », à travers les avatars d’une époque médiévale et les fabliaux d’une aventure spatiale, Gaspard Augé est revenu sur un parcours sans faute et mettre finalement Discotexte au diapason de son équipée inédite…
Discotexte : Comme à ton habitude, aurais-tu sifflé une mélodie à ton téléphone, en te réveillant ce matin ?
Gaspard Augé : (sourire) Alors, non, pas ce matin, même si, c’est vrai, ça m’arrive régulièrement. En fait, très souvent, j’entends des morceaux dans mon sommeil, ou plutôt dans une espèce d’état « semi-gazeux », comme dirait Michel Houellebecq [dans un poème sans titre issu du recueil Le Sens du combat (Flammarion, 1996), ndlr], avec la ligne de basse, les accords, tous les arrangements, et je pense : « Ah ouais, c’est trop bien ! » ; et puis, le matin, je me lève, je sifflote le truc, mais quand je le réécoute plus tard, évidemment, ça n’a jamais autant de sens que lorsque je l’avais dans la tête. Ce sont juste des idées mélodiques qui me viennent, je ne sais pas trop d’où – et j’imagine que ça arrive à tout le monde –, et j’en ai enregistré des centaines et des centaines, alors, effectivement, il y a eu beaucoup de « sifflotins » à l’origine de la plupart des morceaux de l’album. Il m’arrive aussi de chercher à les rejouer au clavier, mais bizarrement, souvent, je m’éloigne de l’idée originale : je ne suis pas du tout un pianiste virtuose – je sais juste pianoter suffisamment pour pouvoir composer et enregistrer des morceaux –, et je pense sincèrement que l’instrument que je maîtrise le mieux, c’est le sifflet !
Serait-on possiblement en présence de la musique de tes rêves ?
Oui, il y a certainement une part de subconscient assez forte, assez prégnante, dans ce disque. Pour les enfants de ma génération – je suis de 1979 –, biberonnés à l’utopie spatiale, c’est une référence dont on ne peut pas se défaire. Alors, je n’aime pas trop m’appesantir là-dessus, parce que je trouve qu’il y a un côté un peu régressif, mais, musicalement, le genre « odyssée spatiale » est complètement ancré en moi. Comme tous les autres sons et mélodies avec lesquels on a grandi, en fait : ça rentre dans la tête avant même de savoir analyser la musique, et c’est dur de s’en détacher. Parce que c’était vraiment de qualité. Ce n’est pas pour faire le mec de 42 ans qui dit : « C’était mieux avant ! », mais on avait ces orchestres disco, avec des compositeurs dingues : Michel Legrand qui fait la musique des séries [créées par Albert Barillé, ndlr] Il était une fois… l’Homme (Procidis, 1978-1979), …l’Espace (Procidis / Eiken, 1982-1983), et …la Vie (Procidis / Eiken, 1987-1988), ça reste incroyable ! Même si les dessins animés étaient produits à la chaîne et qu’on les méprisait un peu à l’époque, il me semble qu’il y avait une réelle ambition pour des programmes pour enfants, laquelle, je pense, n’existe plus aujourd’hui – d’ailleurs, les jeunes de 20 ans font une musique complètement différente : parce qu’ils ont grandi avec Pokémon et je ne sais quoi. J’ai l’impression que la France est le seul pays à avoir eu cette enfance et cette adolescence-là : par exemple, les Américains ou même les Suédois n’ont pas eu les mêmes dessins animés, donc pas du tout les mêmes musiques non plus. C’est ce qui a permis un terreau commun de musiciens issus d’une même génération, la French Touch : alors, quand Daft Punk appellent Leiji Matsumoto [dessinateur japonais de manga et anime, principalement connu pour être le créateur d’Albator, ndlr] pour Interstella […5555: The 5tory of the 5ecret 5tar 5ystem, film d’animation co-réalisé par Kazuhisa Takenouchi et Bernard Deyriès (Daft Life Ltd. / Tōei animation, 2003) sur le deuxième album de Daft Punk, Discovery (Daft Life Ltd. / Virgin / EMI, 2001), ndlr], ça tombe sous le sens…
« C’est vraiment un luxe de pouvoir faire ce genre de disque même si je le trouve hyper accessible : après tout, ce n’est pas de la musique concrète ou expérimentale, ni de l’ambient… J’ai le sentiment qu’Escapades possède une telle densité mélodique qu’il est loin d’être abscons et même finalement assez facile à intégrer. Mais bon, voilà, un disque instrumental en 2021, c’est bizarre. »
Par définition, l’escapade est l’action de s’échapper d’une dépendance, de se dispenser d’une obligation, de se dérober à son devoir soit par un départ, soit par une rupture du train normal de la vie, en vue d’un plaisir ou de la satisfaction d’un caprice.
(rires)
Cet ensemble de descriptions correspondait-il à tes besoins ou tes envies quand tu as choisi le titre de l’album ?
Oui, ce sont des définitions qui conviennent bien au projet. Parce qu’avec Justice [duo de musique électronique composé de Gaspard Augé et Xavier de Rosnay, ndlr], on a de longs cycles de quatre à cinq ans – un an et demi pour faire un disque, ensuite, six à huit mois pour préparer le live, et puis jusqu’à un an et demi de tournée – pendant lesquels on reste avec les mêmes morceaux : c’est un mal nécessaire pour faire vivre un disque en live et surtout faire en sorte que les gens l’entendent, parce que c’est aussi le seul moyen, pour nous, de gagner nos vies. Travailler sur Escapades, effectivement, c’était un peu une manière de briser ce pattern, comme on dit, et de s’échapper aussi des attentes que les gens peuvent avoir avec Justice – même si, avec Xavier, on bossait sur d’autres projets, lesquels ne vont certainement pas tous aboutir : des commandes, chose qu’on n’avait jamais vraiment fait, sauf une fois pour un défilé, mais là, comme c’était pendant la crise sanitaire liée au Covid-19, on était un peu plus ouverts à des collaborations ; et c’était d’ailleurs assez plaisant de sortir un peu de notre zone de confort et de faire autre chose qu’un album… Mais je voulais aussi échapper au format chanson, au diktat du tube. Faire de la musique instrumentale, moi, je trouve ça complètement naturel ; pour d’autres, c’est presque une aberration parce que tu te mets d’emblée des bâtons dans les roues en sachant que tu ne seras pas joué en radio, à part sur les plus aventureuses… C’est là que c’est cool d’être chez Ed Banger [Records] et Because [Music], où personne ne m’a dit : « Ben, il faut mettre des voix, sinon ça ne sert à rien ! » Pedro [Winter, fondateur du label de musique électronique Ed Banger Records, ndlr] et Emmanuel de Buretel [fondateur du label indépendant Because Music, qui a notamment la licence de tous les artistes de Ed Banger Records, ndlr] ont toujours été enthousiasmés par le projet. C’est vraiment un luxe de pouvoir faire ce genre de disque même si je le trouve hyper accessible : après tout, ce n’est pas de la musique concrète ou expérimentale, ni de l’ambient… J’ai le sentiment qu’il possède une telle densité mélodique qu’il est loin d’être abscons et même finalement assez facile à intégrer. Mais bon, voilà, un disque instrumental en 2021, c’est bizarre. (rires)
Cela fait d’Escapades un album intemporel : d’une part, il est étranger au temps, avec l’idée de ne pas suivre les codes de la chanson ni de sa diffusion ; d’autre part, il ne se situe pas dans le temps, puisqu’on pense moins à Justice qu’aux compositeurs de BO et autres groupes des années 1970. Mais, pour que l’explication soit complète, penses-tu qu’il s’inscrive dans la durée ?
Ce n’est pas à moi d’en décider ni d’en présager. Après, évidemment, je l’espère ! Une bonne mélodie devient intemporelle. Prenons l’exemple de toutes ces œuvres de musique classique qui ont tellement traversé les époques : même si on pense ne rien y connaître, en fait, sans le savoir, on a déjà entendu au moins trois cents morceaux – dans les pubs, les films… Grâce à la force émotionnelle de ses mélodies, tout le monde peut se retrouver dans cette musique, même si on n’écoute un autre genre : on n’imagine pas le nombre d’emprunts au classique dans le rap ou dans la pop ! Je ne suis pas du tout un expert en musique classique, mais il se trouve que j’aime la mélodie, l’harmonie : et si on peut encore écouter un Debussy en ayant la larme à l’œil une centaine d’années plus tard, c’est bien qu’il y a un truc qui a fonctionné, non ? Ça ne vieillira jamais !
J’aimerais, à propos, remonter dans le passé, il y a un peu plus de dix ans : tu commençais alors à collectionner sur ton téléphone les mélodies qui seraient à l’origine de l’album…
Il y a plein de morceaux bien plus récents que ça… Mais Captain doit être le plus vieux et dater de cette époque, effectivement : c’est le meilleur exemple d’une bonne mélodie qui tient la route, même si ça doit prendre du temps avant qu’elle ne trouve sa forme finale… C’était vraiment l’un des morceaux que j’avais envie de réaliser quand je ferais un disque solo. Je ne pensais pas qu’il deviendrait aussi le titre préféré des gens : peut-être parce qu’il a cette mélodie qui reste bien dans la tête… Ce morceau résume le principe du disque : on a une mélodie naïve au début, un peu tordue par les harmonies, qui se fait plus mélancolique voire grinçante sur la fin parce qu’on passe en mineur et que ça change d’ambiance. Garder un thème, l’arranger et l’harmoniser de mille manières différentes, voilà un exercice de style qui, au-delà du petit plaisir harmonique, est un écho à toutes les bandes originales de films des années 1970 : [François] de Roubaix ou [Vladimir] Cosma étaient capables de mettre en musique tout un film avec les mêmes notes et seulement quelques petites altérations. On a perdu ça, je crois, dans les BO d’aujourd’hui… Moi, c’est encore un exercice qui m’amuse : pas plus tard qu’hier, j’ai écrit puis envoyé une version hyper triste de Joyeux anniversaire à l’un de mes amis… D’ailleurs, avec Justice, on a toujours voulu faire ce truc – et peut-être qu’on le fera – à la Dark Side of the Moon (Harvest / EMI, 1973) de Pink Floyd, avec des résonances, des mêmes thèmes qu’on entend dans plusieurs morceaux.
2010 fut l’année de ton premier « écart », quand tu co-signas la BO du film fantastique de Quentin Dupieux, Rubber (Realitism Films / Elle Driver / Arte France Cinéma, 2010). Était-ce une commande de sa part ou une envie commune de travailler ensemble ?
On s’est toujours bien marrés avec Quentin : lui, c’est franchement un mec drôle, et moi, j’aime rire. Cette première escapade, c’est quelque chose qu’on a fait très rapidement, et ça s’entend, je pense. Mais c’est ce qui fait le charme de cette BO, aussi. On aurait pu pousser un peu les morceaux, mais, quelque part, ça allait bien avec ce film, tourné seulement avec un appareil photo, pas bricolé mais réalisé dans l’urgence. Quentin, c’est sa manière de travailler : il est toujours dans cette espèce de jet créatif. Il faut que ça aille vite : que ce soit pour ses films – même si on est dans une autre échelle temporelle – ou pour ses morceaux [que l’artiste signe sous le pseudonyme Mr Oizo, ndlr], il n’aime clairement pas passer quarante ans dessus. En musique, j’imagine qu’il a une idée le matin, qu’il produit son morceau en une après-midi, et qu’ensuite, il ne se prend pas la tête sur les edits [modifications d’un morceau en vue de son optimisation, ndlr] ! Et le résultat est toujours intéressant, très punk : tu n’as jamais entendu ou vu ça avant. C’est vraiment comme ça qu’il fonctionne dans son travail. Pour la musique de Rubber, produite de manière assez cheap, donc, on avait envie d’avoir à la fois des mélodies qui se rapprochaient de celles de Cosma et de créer des atmosphères plus angoissantes…
Au même moment, Xavier choisissait de produire No Problem (Control Freak / V2 Records / Cooperative Music, 2010), premier album de JAMAICA : aviez-vous senti le besoin d’aller voir ailleurs pour mieux vous retrouver ?
C’est plus simple que ça : tout ce qu’on a fait en dehors de Justice, jusqu’à maintenant, ce ne sont que des histoires d’amitié. J’étais au lycée avec Antoine [Hilaire, à l’origine du projet Poney Poney qui deviendra JAMAICA, ndlr] ; je jouais de la batterie dans son groupe – avant même la formation de Poney Poney – quand j’ai rencontré Xavier, qui nous a rejoints à la basse. Bref, je pense que ça l’amusait, Xavier, de produire un groupe de rock de manière un peu électronique, d’en faire quelque chose d’assez mathématique, de très sec – et le résultat était vraiment cool ! C’était donc circonstanciel, pas du tout une décision consciente comme : « Bon, là, il faut qu’on bosse chacun de notre côté parce qu’on ne peut plus se saquer ! » Il n’a jamais été question de ça entre nous. Et collaborer avec d’autres gens, ça ne peut pas nous faire de mal : c’est toujours intéressant, ne serait-ce que pour casser un peu les dynamiques de travail… Parce que, à vrai dire, je ne sais même plus depuis quand, mais… (réfléchissant) Si, c’est ça : avec Xavier, on fait de la musique ensemble depuis 2001 – depuis vingt ans ?
« Avec Xavier, on a commencé
par trouver le nom du groupe
et faire des tee-shirts Justice
avant même d’avoir composé
un seul morceau ! »
Et on a failli passer à côté de cet événement ?! Joyeux anniversaire, Justice !
(rires) Ouais… Il faudrait que je retrouve la date exacte de notre première démo… À l’époque, on avait d’abord commencé par trouver le nom du groupe et faire des tee-shirts Justice avant même d’avoir composé un seul morceau !
Vraiment ? Je me souviens surtout que vous aviez très peu de matériel quand vous avez commencé à composer ensemble…
On n’avait que dalle ! Je crois qu’on a acheté un ordi’ seulement en 2004 ou 2005 ! Pour notre premier morceau – le premier qui soit sorti –, We Are Your Friends [initialement paru sous le titre original de la composition de Simian, Never Be Alone, dont il est le remix (Ed Banger Records, 2003), ndlr], on avait un sampler, on séquençait avec une groovebox, et on programmait sur un pauvre clavier midi – je ne sais même plus ce que c’était : un Korg Poly-800 ou un truc comme ça. Et après, on devait encore emprunter un graveur de CD à un pote pour faire les masters. C’était vraiment archaïque ! Franchement, je ne comprends pas comment on a fait pour ne pas avoir d’ordi’ en 2001, quoi ! Et en même temps, j’ai l’impression d’avoir 70 ans quand je dis ça !
Et bien avant cela, tu avais déjà monté quelques projets solo : pourquoi ne pas avoir repris l’un de tes précédents pseudo ? Blunder Boy, par exemple ?
Je ne sais même plus à quoi ça correspond ! Peut-être l’époque à laquelle j’enregistrais sur mon 4 pistes à cassette des petits trucs que je jouais au synthé ? Finalement, ça n’a pas vraiment changé par rapport à ce que je fais maintenant, si ce n’est que je le fais peut-être un peu mieux, quand même !
Pourquoi pas Microloisir, alors, qui apparaît sur la compilation Musclorvision – Hits Up To You ! (MuscloRecords, 2003) ?
On avait monté un label – MuscloRecords, pour ne pas le nommer – avec Antoine et d’autres potes, comme David Sztanke, de Tahiti Boy. Mais c’était vraiment, vraiment « roots »… Au début, on faisait tout avec un 4 pistes à cassette ; et puis, on a eu un 16 pistes numérique qu’on se prêtait parce qu’on n’avait pas de thunes, donc on le faisait tourner pour enregistrer chacun à notre tour. Et ça nous faisait marrer de produire ces petits morceaux, d’éditer des CD alors qu’on ne savait rien faire ! C’était presque une blague entre nous : cette compile, on a dû en faire… trois cents exemplaires ? Après, il faut bien commencer quelque part ! Microloisir, c’était moi tout seul – contrairement à ce que colporte Wikipédia : je n’ai jamais fait de musique avec mon cousin ! – dans ma chambre, sous mon lit superposé avec mon Korg Delta que mes chats, je me souviens, avaient fait tomber et cassé… C’était les débuts de la « production », en quelque sorte… Je venais de rencontrer Xavier, et c’est dans la foulée de cette compilation qu’on a commencé à travailler ensemble.
Escapades est présenté comme un album solo, mais tu ne caches pas de l’avoir réalisé avec l’aide de Victor Le Masne et Michael Declerck, deux habitués des studios…
Victor, je le connais depuis au moins dix, quinze ans. C’est un très bon ami et un musicien talentueux – un super batteur et pianiste – qui a d’abord évolué dans un groupe, Housse de Racket, avec son pote Pierre Leroux, il y a quelques années ; quand ils ont décidé d’arrêter, Victor s’est dirigé, entre autres, vers l’arrangement, la production, la réalisation… On s’entend tellement bien que ça m’a paru assez évident de bosser avec lui : on partage une même sensibilité mélodique, harmonique, même si je n’ai pas toutes ses connaissances – pour commencer, il sait lire une partition, ce qui n’est pas mon cas ! Et parce qu’on a peu ou prou les mêmes références, c’était plaisant de pouvoir parler exactement le même langage pour mon projet. Du coup, tout allait vite : quand il fallait jouer une partie de piano, ça lui prenait cinq minutes de faire une « take » parfaite là où, moi, ça m’aurait pris l’après-midi ! Michael Declerck, dit « Mitch », c’est un super pote aussi ; c’est chez lui, au DiscoCasino Studio, à Rennes, qu’on a pris le temps de terminer le mixage du disque, mais à distance… Avant cela, on a dû passer entre deux et trois mois tous ensemble au studio, par petites sessions, sans jamais aucune pression, et ça a toujours été très agréable, et fluide : il n’y a jamais eu de conflit ni de doute. En fait, c’était même franchement joyeux : on s’est vraiment marré pendant tout l’enregistrement – bon, tout en étant assez productifs, évidemment !
« Au départ, on réfléchissait sérieusement à inventer un nom de groupe qui nous inclurait tous les trois, Victor, Mitch et moi. Mais je ne me souviens plus des idées complètement farfelues qui nous sont passées par la tête… Ah, si ! En voilà une : on voulait s’appeler Mordicus ! »
Tu disais avoir eu moins de contrainte de temps qu’avec Justice pendant l’enregistrement de l’album. N’est-ce pas dû aussi à la dilatation du temps provoquée par les périodes de confinement que nous avons connues ?
Pas exactement, parce qu’on avait quasiment terminé le disque avant – seule la phase finale a été réalisée pendant le confinement. Ça nous a donné l’occasion de prendre des décisions plus radicales sur certains morceaux, de faire des edits plus concis et d’autres petites modifications sans forcément se presser. Le plus intéressant, c’est d’avoir eu du temps entre les sessions de studio : ça nous a permis de savoir exactement ce qu’il y aurait à changer ou corriger à notre retour, sans commencer à trafiquer des trucs chacun dans son coin, et, surtout, de ne pas rentrer dans des réflexions « psycho-acoustiques » ni de tomber dans un puits sans fonds de questionnements, de doutes, sur ce qu’on venait de faire. Avec Xavier, c’est quelque chose nous arrive souvent : on passe tellement de temps – nécessaire, bien évidemment – sur nos morceaux qu’on finit par perdre le fil et en faire plein de versions différentes ; et quand on réécoute l’album sorti depuis trois ans, on s’interroge vraiment : « Pourquoi on s’était pris la tête sur ce morceau, déjà ? Rappelle-moi, pourquoi on en a fait trois cents mixes ? » Bon, ça fait partie du processus de création… En tout cas, l’enregistrement d’Escapades par intermittence, donc, a contribué à une certaine fluidité, à cette ambiance débonnaire, positive, que l’on devine à l’écoute du disque, je crois, et qui nous a permis de garder le plaisir de faire de la musique.
Il semble que Victor et Mitch ont su t’apporter quelque chose au-delà de la musique.
C’est ça ! Voilà pourquoi je préfère bosser avec des potes plutôt qu’avec des inconnus. Je vais prendre un autre exemple : Philippe « Zdar » [Philippe Cerboneschi de son vrai nom, membre du duo électro Cassius, producteur, ingénieur du son, et créateur du Motorbass Studio, disparu en juin 2019, ndlr]. Non seulement il avait vraiment sa patte, en tant que producteur, mais ce mec arrivait à générer une ambiance excitante, propice à la création, pour tous les groupes avec lesquels il a travaillé ; il faisait en sorte que les gens soient bien, avec un enthousiasme très communicatif. Victor et Mitch, c’est un peu la même chose : j’aime travailler avec eux, passer du temps avec eux, parce que ce sont des gens très doués mais aussi très drôles. En fait, dès lors qu’il y a une sorte d’alchimie entre les personnes présentes, tu ne te poses pas la question : « Et si j’avais sollicité untel, qui est peut-être meilleur à ci ou à ça ? », même s’il y a sans doute des gens effectivement plus compétents dans leurs domaines, parce que tu t’en fous ! Et je pense que si je refais un disque, ce sera avec Victor et Mitch, sans problème !
Une véritable fraternité artistique, dans un endroit chargé d’une histoire à laquelle tu as participé par le passé – avec le mixage de Rubber puis l’enregistrement du troisième album de Justice, Woman (Because Music / Ed Banger Records, 2016) –, Motorbass Studio, un lieu devenu symbolique depuis la disparition de son créateur, Philippe « Zdar », à qui tu dédicaces d’ailleurs Escapades.
Ouais, et c’était assez naturel de le faire… Victor y avait aussi enregistré un album de Housse de Racket – Alesia (Kitsuné Music, 2011), je crois… Philippe était encore vivant quand on a commencé à travailler sur l’album. Ce n’est pas impossible, d’ailleurs, qu’il ait même entendu quelques morceaux ; il a dû passer nous voir pendant notre première session, et, comme à son habitude, nous dire : « Oh, mais c’est excellent, les mecs ! », parce qu’il était toujours hyper enthousiaste sur les projets des uns et des autres – ça faisait partie de son charme et de sa qualité de producteur. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, ça n’a pas du tout été glauque, pour nous, de retourner à Motorbass. On regardait le studio sous une lumière différente, en faisant plus attention aux petits détails – les lampes, les bibelots qu’il avait choisis : parce qu’il faut savoir que Philippe était fan de design. Et fan de matos, également : il a vraiment ramassé tout ce qui se fait de mieux – les meilleurs compresseurs, les meilleurs synthés… – pendant des années ! Alors, oui, évidemment, on aurait préféré que Philippe soit là, mais on était chez lui ou tout au moins auprès de son « quatrième enfant », et ça nous était agréable. Souvent, on parlait de lui en l’imitant… Tiens, c’est quelque chose que j’ai réalisé assez tard, mais Philippe avait un petit côté [Louis] de Funès : un peu excité, et les mêmes yeux bleus, perçants, toujours écarquillés… Bref, on avait l’impression qu’il était là, avec nous. Donc, il n’y a pas eu de moment triste à Motorbass – c’était même joyeux, comme je le disais tout à l’heure.
Comment s’est passée ta collaboration avec Victor Le Masne en studio : était-il force de proposition ?
Bien sûr ! L’apport de Victor est considérable, même s’il s’est mis au service de mon disque, très respectueusement, et qu’il n’a jamais rien imposé. Il disait : « Ce sont tes morceaux, ce sont tes notes, ce sont tes mélodies. Moi, je peux te proposer des choses… » Et une fois que l’intention était donnée, il avait toujours des idées pour emmener mes morceaux plus loin, et c’était : « Ok, sur cette base-là, faisons le meilleur truc possible ! » Il a été à l’œuvre sur toutes les batteries, tous les pianos ; il a aussi écrit l’intro’ d’Escapades [Welcome, ndlr], un petit truc qu’il avait en tête et qu’il a joué, comme ça, et qu’on a enregistré, parce qu’on l’aimait bien, puis décidé de mettre sur l’album, même si je n’en suis pas l’auteur, juste parce que c’était parfait – c’est un morceau d’ouverture qui sonne comme une sorte de jingle… En fait, on ne s’est jamais réellement posé la question de la paternité des titres enregistrés.
Victor est pourtant crédité co-auteur de quatre autres morceaux.
Oui. Parce qu’il y a toute une histoire de pourcentages suivant l’implication de chacun dans l’écriture des morceaux… Au départ, Victor, Mitch et moi, on réfléchissait sérieusement à : « Est-ce qu’on n’inventerait pas un nom de groupe qui nous inclut tous les trois ? » Attends, je ne me souviens plus de toutes ces idées complètement farfelues qui nous sont passées par la tête… Ah, si ! On voulait s’appeler Mordicus ! (rires) Mais bon, c’était vraiment plus simple que le projet porte mon nom. D’abord, parce qu’il s’agit principalement de mes morceaux : même si Victor a amené plein d’améliorations, trouvé un tas de plans qu’on a gardés – sur Rêverie, notamment –, et que le disque n’aurait jamais été aussi bien sans lui, disons qu’il avait plus un statut d’arrangeur que d’auteur. Ensuite, pour donner à ce disque une chance d’être écouté…
Le nom de Gaspard Augé a pourtant une certaine notoriété : il est inévitablement associé à celui de Justice, connu à travers le monde !
Justement, j’avais la pression : quand tu souhaites sortir un album solo et que tu as eu un peu de succès avant, tu te demandes s’il ne vaut pas mieux tenter l’aventure de façon presque anonyme ou sous un autre nom… Et puis, au fur et à mesure, je me suis dit : « C’est ton disque. Il faut l’assumer. » Je suis passé par différentes phases successives d’acceptation, même physique : au début du projet, je ne voulais surtout pas figurer sur la pochette ni être dans les clips. Mais j’ai fini par trouver plus intéressant que le disque soit incarné. Et je pense que c’est plus marrant, pour tout le monde.
Depuis la sortie d’Escapades, Victor Le Masne et toi avez néanmoins signé de vos deux noms juxtaposés, comme une collaboration affirmée, des remixes de Myd (feat. Mac DeMarco) [Moving Men (Ed Banger Records / Because Music, 2020)] et Jungle [Keep Moving (Caiola Records / AWAL Recordings Ltd, 2021)].
C’est vrai. On nous a fait ces propositions, et comme on a bien aimé bosser ensemble, que ça va vite et que ça nous amuse, on s’est dit que le remix était un parfait exercice de style – parce que là, on fait vraiment tout à deux. C’était plaisant et plutôt simple à faire puisqu’on avait une voix sur chacun des titres, et qu’il est assez facile de rebondir dessus, de changer les harmonies : il y avait une structure plus ou moins préétablie. Mais bon, après « Moving Men » et « Keep Moving », promis, on va essayer de prendre plus de deux mots pour les prochains remixes ! En fait, pour tout te dire, celui de Somethinggreater (Kitsuné / Because Music, 2021), le dernier single de Parcels, est déjà prêt à sortir ; et on vient juste d’en terminer un autre pour Foals [Wake Me Up (Warner Bros. Records, 2021), ndlr], à paraître en fin d’année.
« J’avais la pression…
Quand tu souhaites
sortir un album solo
et que tu as eu
un peu de succès avant,
tu te demandes
s’il ne vaut pas mieux
tenter l’aventure
de façon presque
anonyme ou
sous un autre nom…
Et puis, je me suis dit :
“C’est ton disque.
Il faut l’assumer.” »
Il y a quelque chose de l’ordre de la magie, que l’on ressent jusque dans ta façon de raconter l’enregistrement d’Escapades : l’alchimie entre musiciens, le rituel du studio, jusqu’à la convocation de l’esprit Zdar…
Ouais… D’ailleurs, il y a un peu de ça aussi dans la dernière vidéo, pour Pentacle : une sorte de cérémonie païenne réunissant tous les personnages vus dans les précédentes, une atmosphère qui correspondait bien à celle du morceau… En fait, la magie, ce sont tous ces moments où tu es en train d’écrire un morceau et que tu trouves des plans, que tu commences à rigoler niaisement parce que tu es content et que tu sens que ça prend. Surtout avec Xavier, quand on trouve une idée tous les deux, qu’on se regarde en s’écriant : « Ah ! Là, c’est quand même pas mal ! », c’est vraiment de la magie puisqu’on ne connaît ni le solfège ni la théorie de la musique. On se demande toujours d’où nous vient l’inspiration et pourquoi cette note va bien avec celle-ci, pourquoi il y a une telle évidence dans cette suite d’accords avec cette ligne de basse… C’est pour ça, je pense, qu’on continue : parce qu’on on ne sait pas comment, et pourtant on sent que ça fonctionne ! Bien sûr, nous ne sommes pas les seuls musiciens à être autodidactes, mais c’est important pour nous de ne pas trop en savoir ; sinon, ça devient systématique, mathématique. Et nous, on veut que ça reste magique.
« On est dans une relation d’amitiés, faite de sensibilités et de connivences, qui donne toute son existence à une spécificité française : notre force, c’est ce côté artisanal à l’opposé d’une autre façon d’envisager la fabrication d’un disque ou un clip, d’un procédé américain plus industriel. »
Il y a aussi cette convergence, cette concentration de talents autour de ta musique.
Je vais vers des gens avec qui j’ai des affinités évidentes même autres que leurs compétences. Le fait de parler le même langage et la même langue, c’est important parce que la musique ou l’image, c’est tellement subjectif que, quand tu bosses avec des Américains, il y a toujours quelque chose qui se perd dans la traduction : comment être précis avec des mots sur ce qui n’est justement pas écrit avec des mots, qui est de l’ordre du ressenti ? Et puis, sans trop savoir comment ça se passe ailleurs en Europe, il me semble qu’on est dans une relation d’amitiés, faite de sensibilités et de connivences, qui donne toute son existence à une spécificité française : notre force, c’est ce côté artisanal à l’opposé d’une autre façon d’envisager la fabrication d’un disque ou un clip, d’un procédé américain plus industriel, et donc ce « refus » d’aller chercher le mec à la mode à Londres ou à L.A. sous prétexte que c’est le meilleur même si tu le trouves exécrable et que tu passes un mauvais moment à travailler avec lui. Malheureusement, cette spécificité locale disparaît : aujourd’hui, grâce à Instagram, SoundCloud ou autre Spotify, tout le monde sait ce que tout le monde fait – c’est devenu compliqué de ne pas être affecté et infecté par tout ça… C’est une chance pour moi d’avoir réuni un groupe de gens sur lesquels je peux compter, avec qui la communication est fluide et rapide, et qui plus est, avec qui je m’amuse à réaliser mes projets.
Tout est plus simple quand je bosse avec des amis comme Victor, par exemple, pour la musique, qui va me conseiller : « Si tu veux, il y a Machin, un pote à moi, qui joue de la guitare… Et Truc, qui joue du saxo’, appelle-le de ma part… » ; et de la même manière, c’est toujours plus fun de créer à plusieurs, comme on l’a toujours fait avec les réalisateurs des clips de Justice – Pascal Teixeira, Romain Gavras, Édouard Salier, Alexandre Courtès, Thomas Jumin, Filip Nilsson… –, puisque Xavier et moi, on n’est pas vidéastes : on est toujours à la base des idées, on supervise aussi généralement la DA, mais sinon, on laisse faire les gens compétents.
Justement, tu as confié les saynètes vidéo d’Escapades à Filip Nilsson, déjà réalisateur du clip de Heavy Metal (Object & Animal, 2018) pour Justice.
Comme pour la musique, j’ai eu des espèces de flashs, des idées visuelles, dans des états oniriques. Mais qui ne pouvaient jamais tenir sur la durée d’un clip : par exemple, l’image d’un chevalier qui fait du monowheel. Parfois, c’était ce que m’inspirait un morceau : par exemple, pendant l’enregistrement de Hey!, un titre très Europe de l’Est, j’avais systématiquement cette vision d’un mec dans la steppe mongole en train de jouer du violon sur le dos d’un cheval au galop ; et c’est ce qu’on a filmé. Bon, j’aurais aimé qu’il y ait aussi des aigles, et qu’ils soient plutôt cinq ou dix cavaliers, mais voilà, on a fait ce qu’on a pu !
Filip est devenu un ami. On a beaucoup échangé par textos pendant le confinement pour savoir où et quand on allait pouvoir tourner. On a finalement pensé à la Turquie, et on s’est mis à réfléchir à l’utilisation de ses paysages, de son folklore, en se demandant : « Que peut-on trouver d’intéressant là-bas qui n’ait pas déjà été vu et revu ? » Et on a eu l’idée de cette fonderie de cymbales – arménienne, en fait, mais récupérée par les Turcs –, qui existe, exactement telle qu’on la voit dans le clip de Force Majeure (Object & Animal, 2021) : c’est hyper archaïque, artisanal, avec des mecs qui font fondre du cuivre et de l’étain dans des genres de four à pizza, et d’autres, par terre, qui tapent au marteau sur les galettes de bronze ; c’est un endroit perdu au milieu de la campagne, avec des poules et des chats tout autour. Il y avait quelque chose à la fois d’authentique et de quasi mythologique : on avait l’impression d’être dans la forge du dieu Vulcain ! Et ça nous a amusés d’y ramener ce côté bureaucratique en habillant tout le monde en costard, en me faisant passer pour l’un de ceux qui bossent là – celui qui, à la fin de la chaîne, fait passer le test de « quality control » à chacune des cymbales fabriquées !
Ton approche de l’image est particulière, à l’opposé, même, de ce que l’on connaît du clip : avec ton réalisateur, vous avez filmé et monté plusieurs séquences courtes – aucune d’elles ne couvre l’intégralité d’un morceau – qui se mettent principalement au service de la musique et laissent libre cours à l’imagination…
C’est encore mon idée, ou plutôt ma réflexion. J’ai voulu considérer la façon dont tout le monde consomme les images aujourd’hui : personnellement, par exemple, ça fait bien longtemps que je ne suis pas allé regarder un clip en entier sur YouTube ; et je vois bien, autour de moi, que les gens matent plus souvent une vidéo de trente secondes, d’ailleurs plus facile à partager, qu’une autre de cinq minutes. Alors, plutôt qu’un morceau, j’ai préféré faire découvrir, présenter l’album : le tournage a duré une semaine, façon « commando », en Turquie, où, pour le coût d’une seule vidéo qui aurait été évidemment plus longue mais dans laquelle on aurait dû mettre tout notre argent, on a choisi de réaliser des teasers pour cinq titres… Et le résultat, c’est un tout cohérent puisqu’on a créé un univers visuel qui marche bien avec le disque, lui-même déjà bien plus ouvert à l’interprétation qu’un disque de pop ou de rap dans lequel quelqu’un te raconte systématiquement sa petite histoire : là, comme il n’y a pas de narration, pas de parole, pas de langue non plus, c’est plus incluant pour le spectateur – et l’auditeur –, plus participatif dans le sens où chacun peut imaginer ce qui s’est passé avant ou après la scène présentée. Il y a aussi un petit côté frustrant qui, surtout du point de vue de la promo’, pouvait s’avérer intéressant…
Tu es également allé chercher Thomas Jumin, autre compagnon de Justice – il a participé à la réalisation du clip de DVNO avec Yorgo Tloupas et So-Me (Because, 2007), conçu et filmé l’installation artistique pour celui de Randy (ICONOCLAST, 2016), créé les visuels de l’album live Woman Worldwide (Genesis / Ed Banger Records / Because Music, 2018) et du documentaire immersif IRIS: A Space Opera d’Armand Beraud et André Chemetoff (Pathé / ICONOCLAST, 2019) – à qui tu as en partie délégué l’artwork d’Escapades…
Comme tu l’as dit, ça fait longtemps qu’on bosse avec lui, notamment à travers Machine Molle, la boîte de graphisme et de CGI [effets spéciaux numériques, ndlr]. Il est super doué. C’est un pote – ça fait bientôt quinze ans qu’on se connaît –, sympa et très bon vivant ; encore un mec de notre génération qui a les mêmes réf’ que nous et qui sait donc toujours de quoi on lui parle. Au début, j’avais une autre idée de pochette pour Escapades : j’avais fait un collage – des briques qui se cassaient, avec une sorte de paysage derrière –, mais c’était un peu plat et sûrement pas aussi excitant que le projet sur lequel on a finalement bifurqué. En revenant de Turquie, j’avais plein de photos incroyables que le chef op’, Jasper J. Spanning, avait faites avec des vieux appareils dont un Hasselblad qui a un grain dingue. Alors, c’est un pur hasard, mais il se trouve que c’est l’un des appareils photo que les gars d’Hipgnosis [collectif de graphistes anglais, ndlr] utilisaient ; et, franchement, les pochettes faites par Hipgnosis, elles sont superbes – jusqu’au moment où le fondateur est parti [en 1983 ; Storm Thorgerson créera ensuite un atelier à son nom, Storm Studios, au début des années 1990, ndlr] et qu’il a conçu des trucs vraiment moins bien, comme pour Audioslave ou Cranberries –, et c’est grâce à leur qualité de photo, exceptionnelle. Donc, quand je suis rentré du tournage avec toutes ces photos de pareille qualité, avec Thomas, on s’est dit : « Il faut utiliser ça ! En plus, ça nous permet de déployer le grand paysage sur toute la couverture du disque ! » Mais il fallait quelque chose qui amène une rupture… Chez Hipgnosis, digne descendant de [René] Magritte et du Surréalisme, il y a fréquemment cette idée de collage – parce qu’il n’y avait pas d’ordi’ : les mecs faisaient tout à la main – de deux éléments qui sont soit complémentaires soit en opposition, mais qui entrent toujours en discussion. Thomas a intégré cet énorme diapason chromé – qui fait autant écho aux visuels d’Hipgnosis qu’à d’autres dans le même esprit, comme les pochettes de Tubular Bells [de Mike Oldfield (Virgin, 1973), ndlr] ou de Spiral [de Vangelis (Sony / RCA, 1977), ndlr] –, et pour le coup, ça évoque pas mal le disque, entre invitation au voyage – une fois de plus, chacun est libre de s’inventer la petite histoire autour de ce qui se passe sur la pochette puisqu’elle n’est pas trop explicative – et maximalisme. J’ai régulièrement acheté des disques uniquement pour leur pochette : parce que j’adore l’objet, et plus encore le fantasme ou plutôt l’espoir que je fonde au moment où je regarde cette image, juste avant de mettre le disque sur la platine et… d’être déçu ! (rires) Non, heureusement, parfois, ça fonctionne complètement…
Tu as toi-même été graphiste. Et sous le pseudo Gaspirator, tu as par exemple dessiné des pochettes pour NLF3 Trio et plus encore pour Surkin… Si, avec Escapades, on est loin de l’univers de l’illustrateur canadien Doug Johnson (auteur, notamment, des meilleures covers d’album pour Judas Priest) qui a souvent inspiré tes travaux, t’es-tu pour autant détourné de cette passion ?
Non, non, pas totalement… J’étais effectivement graphiste, il y a quelques années, et c’est toujours une discipline que j’aime bien. Et je suis encore fan d’aérographie, mais trop fainéant pour en faire avec un véritable pistolet à peinture – j’ai essayé, mais péniblement –, parce que c’est vraiment compliqué. Disons qu’aujourd’hui, surtout, j’ai l’impression qu’il y a toute une frange du graphisme séparée en sous-Robert Beatty – un musicien et artiste qui joue du faux aérographe, toujours très coloré, très psychédélique, qui dessine énormément de pochettes hyper créatives, parmi lesquelles celle de Currents (Fiction Records / Caroline Records / Universal Music, 2015), de Tame Impala – et sous-David Rudnick – lui aussi a réalisé pas mal de pochettes, tous les artworks pour Oneothrix Point Never, je crois, mais c’est surtout un excellent typographe, penché vers l’esthétique underground des années 1990 qu’il a sublimée avec des compos techniques, techno, inspirées des flyers anglais pour des raves. J’ai l’impression, donc, que ces mecs sont les deux chefs de file, aussi bien pour les étudiants que pour les professionnels graphistes, et que, du coup, entre ces deux extrémités du spectre, tout le monde fait un peu pareil… Alors, pour Escapades, j’ai préféré faire un truc « à la Hipgnosis » : d’abord, parce que ça m’amusait plus, et puis parce que, à mon humble avis, leurs designers ont juste signé les meilleures pochettes et que celles-ci ont toujours eu ma préférence. D’ailleurs, elles constituent une énorme influence pour Justice aussi : à part celle de Woman, nos pochettes sont des rip-off, ou plutôt empruntent certaines idées à Hipgnosis – † (Ed Banger Records / Because Music, 2007) s’inspire donc d’Electric Warrior (Fly Records, 1971), de T. Rex, et Audio, Video, Disco. (Ed Banger Records / Because Music, 2011), de la pochette de Who’s Next (Track / Decca, 1971), des Who.
Alors, sauf erreur de ma part, la pochette de Who’s Next n’est pas l’œuvre d’Hipgnosis, mais celle d’un photographe qui a souvent accompagné et « shooté » The Who en tournée…
Ah ouais ? J’étais pourtant persuadé que… (Gaspard prend son portable et vérifie l’information sur Internet) Non, tu as raison ! Le photographe en question s’appelle Ethan Russell… Ben tu vois, je t’ai raconté absolument n’importe quoi ! Mais c’est marrant, ça pourrait complètement être une pochette d’Hipgnosis : ce bloc de pierre au milieu de nulle part, et les mecs du groupe en train de se reboutonner après avoir pissé dessus – c’est une super idée.
L’anecdote devrait plaire à l’amateur de science-fiction, puisque, dans mon souvenir, juste avant cet album, Pete Townshend, le guitariste et compositeur du groupe, avait dû abandonner avec regret le projet d’un opéra rock futuriste sur lequel il avait longtemps travaillé. Avec cette pochette, il abîmait donc délibérément l’image déjà culte de 2001, l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick (Metro-Goldwyn-Mayer / Warner Bros., 1968)…
Génial… Le monolithe, souillé !… (rires)
Voilà déjà un peu plus d’une heure que l’on discute ensemble : tu m’as exposé ton besoin de réunir des amis autour de toi à chaque étape de travail, ton estime incommensurable pour le surréalisme des pochettes réalisées par le studio Hipgnosis, ton apprivoisement à l’idée d’incarner Escapades. Pour cet entretien, tu m’as même donné rendez-vous chez toi, fait entrer dans un décor évoquant tantôt le rétrofuturisme tantôt le space art et que l’on aurait pu croire seulement mis en scène pour des photos de presse… À l’évidence, c’est toute ta personnalité, voire ton intimité, que tu as projetées dans ce disque…
Pedro [Winter] a eu l’idée de fabriquer un support promotionnel qui soit intéressant. Il a contacté les mecs de Rockyrama [mook trimestriel sur le cinéma et la pop culture, ndlr], parce qu’ils ont l’expertise de l’édition et qu’ils sont passionnés. Mais, franchement, on ne savait pas trop par quel bout prendre ce fascicule, parce qu’au début, c’était plutôt : « Faisons un ‘track-by-track’ » dans lequel je devais expliquer le pourquoi et le comment de chaque morceau ; on s’est vite rendu compte que ça allait être chiant, donc on s’est dit : « Faisons quelque chose de plus ouvert, où la discussion dévie, où ça ne parle pas que de musique », histoire de nourrir l’imaginaire du disque et, effectivement, donner un petit aperçu de mes influences, de mes goûts. Comme il n’y a pas de paroles dans Escapades, ça pose une limite à l’introspection, même si l’album reflète bien les musiques que j’écoute toute la journée, les images que j’aime regarder, etc. Sur les photos, on peut comprendre que je collectionne un tas de trucs, que j’adore acheter des disques, des livres, divers objets – oui, voilà, comme beaucoup, j’ai un côté fétichiste et nerd ! Je pense que c’était une bonne idée de donner un peu plus que de la musique, de présenter l’univers du disque tout en restant cohérent avec lui, avec les vidéos aussi ; et, finalement, de faire entrer les gens chez moi. C’est quelque chose qui nous a toujours posé un problème avec Justice, dans le sens où moins on est exposés, plus on est contents.
« C’était une bonne idée de donner un peu plus que de la musique, de présenter l’univers du disque – un petit aperçu de mes influences, de mes goûts – tout en restant cohérent avec lui ;
et, finalement, de
faire entrer les gens
chez moi. »
Pour autant, Xavier et toi n’êtes pas masqués !
Parce que c’était déjà pris ! (rires) Enfin, ça n’a pas empêché beaucoup d’autres de le faire par la suite : tous les Marshmello, Vladimir Cauchemar, et j’en passe – c’est marrant, ça n’en finit jamais, cette mode d’artistes masqués ! Moi, j’ai accepté de personnifier le disque, et surtout, j’ai voulu exister en tant qu’individu et non en tant que partie d’un duo.
Était-il si important, nécessaire, de parler de cette façon de l’album, de te mettre autant en situation ? La promotion, les interviews, n’auraient-elles pas suffi ?
Ouais, bon, je te l’accorde : au début, je n’étais pas très chaud pour montrer mon petit intérieur. Mais on était juste entre fans de pochettes, de musique et de BD, et on a passé du temps à regarder plein de trucs ensemble ; et puis c’est Pascal Teixeira, un très bon ami, qui a pris toutes les photos chez moi. Donc, c’était fun, en fait. Après tout, le résultat attendu n’était qu’un communiqué de presse, ce fascicule que la maison de disque envoie aux journalistes – ça leur permet d’avoir une base, de savoir un peu où ils vont mettre les pieds –, et qu’ils finiront par jeter. On a essayé d’en faire un bel objet – notamment grâce aux photos de Turquie de Jasper J. Spanning qui méritaient, selon moi, d’exister physiquement – qu’ils auraient plutôt envie de garder, cette fois.
Il reste un univers dont nous n’avons pas encore parlé et qui te fascine : celui d’une époque médiévale, qui illustre certains visuels – tu as même dessiné tes propres armoiries – et plus encore les vidéos d’Escapades de façon volontairement parodique et anachronique…
C’est vrai. C’est une de mes périodes préférées, je pense… En fait, bizarrement, c’est surtout la seule dont je me souvienne des programmes d’Histoire à l’école : par exemple, j’ai retenu tout le vocabulaire de l’architecture d’un château fort – « machicoulis », « meurtrières », etc. Il y a quelque chose d’assez fascinant dans cet âge un peu obscur, hyper violent, et, visuellement aussi, vraiment puissant. Alors, oui, dans les vidéos aussi, il y a un peu ce côté absurde à la Monty Python – on est en droit de penser à Sacré Graal ! [film de de Terry Gilliam et Terry Jones (Python Pictures Ltd / Carlotta Films, 1975), ndlr] –, mais je voulais avant tout que, comme dans ma musique, toutes sortes d’influences se mélangent. C’est drôle, je me rappelle soudain Mr Oizo qui surnommait notre musique « la musique de pont-levis » ! (rires) Et pourtant, j’ai l’impression d’avoir fait des sons beaucoup plus « médiévaux » avec Justice, non ? Si on réécoute Audio, Video, Disco.…
Et puis, cette influence moyenâgeuse n’est pas du tout consciente : si elle agit sur moi, c’est certainement parce que mes parents, qui n’étaient pas spécialement mélomanes et ne possédaient pas énormément de disques, en avaient au moins un, entre Georges Brassens et [Jacques] Brel, de Malicorne, un groupe de folk médiéval français ! Donc, enfant, j’écoutais ça sans me poser trop de questions, alors que c’est vraiment spécial, à la fois fascinant et traumatisant – je me souviens très bien de paroles en vieux français, d’une histoire de pie-grièche avec des clous plantés dans la tête [dans la chanson Margot, sur l’album Almanach (Hexagone, 1976), ndlr]… Il y avait aussi un vinyle d’Erik Satie, qui m’a presque tout autant marqué, enfant, parce qu’il y a un truc super bizarre chez lui : ça paraît très simpliste – sa démarche étant d’être joué le plus possible, dans tous les salons –, tout en étant émotionnellement hyper subtil, et en même temps, ses ambiances me mettaient carrément mal à l’aise… Je n’ai évidemment pas réfléchi à tout ça, même si l’idée principale d’Escapades était bien de figer les influences que j’avais au moment de son enregistrement. Autant dire que si je devais refaire un disque maintenant, il serait différent, forcément, mais peut-être pas complètement, parce que c’est compliqué de se réinventer totalement…
« Mr Oizo surnommait notre musique
“la musique de pont-levis” ! Et pourtant,
j’ai l’impression d’avoir fait des sons
plus “médiévaux” avec Justice, non ? »
Comme chez Justice, tes penchants pour l’espace et le moyen-âge se retrouvent dans ta musique, aux sonorités épiques, grandioses, parfois même, sans vouloir t’offenser ou être péjoratif, délibérément grandiloquentes.
« Grandiloquent » n’est pas un mot qui me fait peur ; je ne trouve même pas qu’il soit déplacé. Mais je comprends que certains trouvent outrancier, indigeste, le côté guerrier, cavalcade, que présente parfois la musique – en disant ça, je pense au Thème des mousquetaires de Cosma, écrit pour ce film de et avec Coluche que je n’ai jamais vu, Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine (Les Films du Triangle / World Productions / AMLF, 1977), dans lequel il y a ce caractère chevaleresque, va-t-en-guerre, que, moi, j’aime bien. De la même manière, j’aime aussi Space et Space Art, deux vieux groupes français non pas dans le prolongement mais dans la lignée de l’utopie spatiale des années 1950 jusqu’à la fin des années 1980, et donc tous ces synthés avec des sonorités un peu étranges, stellaires ; je pourrais aussi citer Mort Garson, Jean-Jacques Perrey, Wendy Carlos ou Isao Tomita, tous pionniers d’une musique électronique, instrumentale, très évocatrice. J’adore cette espèce de vision qu’on avait du futur : tout le monde pensait qu’on allait habiter dans l’espace en 2019, comme dans Blade Runner [film de Ridley Scott (The Ladd Company / Warner Bros., 1982), d’après un roman de Philip K. Dick, ndlr] ! D’ailleurs, dans la BO composée par Vangelis (EastWest / Warner Music, 1994), on retrouve les deux styles, épique et naïf, ceux qui me parlent vraiment le plus en musique.
Ce n’est pas la première fois que tu parles d’utopie. Comment expliques-tu pareille aspiration à te projeter dans un ailleurs fantasmé ?
L’utopie est effectivement une sorte de fuite en avant. Disons qu’il est bien plus excitant, pour moi, d’aller vers des musiques évoquant cette sensation que d’avoir un truc très terre-à-terre – quelqu’un m’expliquant son quotidien, et pourquoi il est suicidaire… J’aime la musique quand elle est « plus large que la vie », pour faire un anglicisme. C’est cette même idée d’élévation, physique ou spirituelle, que l’on trouve dans le classique et surtout la musique sacrée, pour provoquer le sentiment religieux : il y a toujours énormément de chœurs, des orgues, et c’est comme une cathédrale – certaines sont les « ancêtres » de nos fusées ! – sonore. J’ai voulu un disque encore plus stimulant pour l’imaginaire : s’il a une vraie force d’évocation, parvient à mettre des images plein la tête, c’est parce qu’il n’a pas de voix, pas de paroles. Ce n’est pas pour autant « la musique d’un film qui n’existait pas » : cette baseline, ça nous a toujours fait marrer, avec Xavier ! En fait, dès que c’est instrumental, ça peut être cinématographique… Les vidéos, la pochette, servent aussi de supports fantasmatiques : elles orientent un peu la perception de l’auditeur ; tout comme le choix des titres, qui collent à l’esprit des morceaux ou à l’idée que je m’en fais, a participé à lui donner des pistes. C’est un monde plus ouvert et souvent plus captivant que la tête d’un mec en gros plan sur la pochette et des titres de chanson qui reprennent mot pour mot ce qu’il dit dans les refrains !
Mais donner ces quelques indices, significatifs, n’est-ce pas déjà imposer en partie une vision ?
Aujourd’hui, tout le monde se copie en se persuadant quand même : « Il faut que je sois l’artiste le plus cool quand sortira mon disque ! » C’est le culte de la personnalité. Je n’ai rien contre – j’adore [David] Bowie, Marc Bolan, Freddie Mercury… Mais quand tu n’es pas chanteur, il faut trouver une autre façon d’incarner ton projet. J’ai naturellement fait un truc qui me représente et qui ressemble à ce que j’affectionne le plus. Ce qui m’intéressait, c’était d’être le plus personnel possible, que ce soit musicalement ou visuellement, et surtout de trouver le ton approprié : j’ai beau faire tout ça très sérieusement, je ne voulais pas que le projet se prenne au sérieux, je n’admettais aucun cynisme. C’est pour ça, comme on l’a dit tout à l’heure, qu’il y a effectivement du Monty Python dans l’absurdité de mes vidéos ; mais c’est censé être plus poétique et décalé que franchement comique. Par exemple, j’ai aussi maté pas mal de Roy Andersson, que j’ai découvert super tard : des films bizarres qui racontent de petits moments de vie complètement absurdes et où tout est gris – même ses acteurs, qu’il maquille. Filip Nilsson, aussi, est suédois : bosser avec lui m’a été assez facile parce que, justement, on a le même humour à froid, finalement assez propres aux Scandinaves – il faut voir leurs pubs, toujours très drôles et grinçantes ! La grosse comédie me parle bien moins que ce type d’humour subtil, anglais ou suédois en l’occurrence. Quant à ma musique, elle se réfère peut-être beaucoup à une musique européenne des années 1960, 1970, 1980, mais on n’a pas besoin d’être spécifiquement éduqué ou d’avoir écouté Cosma entre 7 et 77 ans pour l’entendre, la comprendre : l’émotion est universelle. Et puis, ce n’est pas un disque-hommage ni une œuvre de spécialiste, même s’il y a plein de choix mélodiques et d’arrangements qui, quand on les connaît bien, renvoient à [Alain] Goraguer, à de Roubaix, à Cosma – personne n’est vierge d’influence, quoi !
« Je me suis fait un devoir de travailler sur “Escapades”.
Ce n’était pas une nécessité en soi, mais c’était important pour moi de le faire, à ce moment-là, et de sortir de la mécanique Justice. Et ce fut une sacrée aventure de produire un disque instrumental dans un contexte aussi
obsédé par la pop –
une épopée ! »
Au sens figuré, l’escapade est aussi l’action de s’échapper des règles de la bienséance, du bon sens, de la morale, du devoir. Te sens-tu proche de cette autre définition ?
Beaucoup moins. Je me suis fait un « devoir », personnel, de faire ce disque. Et c’est grâce à Quentin Dupieux, je pense, puisque je devais refaire une bande originale avec lui, pour Le Daim (Arte France Cinéma / Diaphana, 2019), et qu’il était déjà dans le montage du film quand je me suis rappelé à lui, avec un besoin de musiques immédiat auquel je ne pouvais pas répondre… Mais il est évident qu’on re-bossera ensemble, avec Quentin… Bref, ça m’a mis un coup de pied au cul. Je me suis dit : « C’est pas grave ! Vas-y, fais ton disque ! » Bien sûr, ce n’était pas une nécessité en soi de faire Escapades, mais c’était important pour moi, à ce moment-là, et de sortir de la mécanique Justice. Et, finalement, à bien y réfléchir, ne l’aurais-je pas fait en dépit de ce fameux « bon sens » ? Après, c’est plutôt subjectif, le bon sens… En tout cas, c’était franchement une sacrée aventure de produire un disque instrumental dans un contexte aussi obsédé par la pop – une véritable épopée, même !
L’intention maîtresse étant plus d’échapper aux carcans qu’aux « règles de la bienséance », n’est-ce pas ?
Exactement. Et puis, si on entend « bienséance » au sens de « bon goût », pour ma part, ce n’est pas quelque chose qui me préoccupe : je n’ai pas de notion de bon ou de mauvais goût en musique. Par exemple, je peux écouter du Richard Gotainer et y trouver mon compte…
Mais c’est génial, Richard Gotainer ! Je suis fan !
Ouais, c’est super bien ! Mais parce qu’il a cette image de clown – il faut savoir passer outre les lunettes triple foyer et les effets de voix comiques –, et de quelqu’un qui avait vendu son âme en faisant plein de jingles à l’époque où la pub’ apparaissait comme le Diable, les gens ont tendance à oublier que le mec est hyper doué – c’est un compositeur brillant, et un excellent arrangeur aussi. Donc, voilà, la musique de Richard Gotainer m’influence autant que celle de Rondò Veneziano avec ses robots habillés comme Marie-Antoinette qui jouent de la viole de gambe et sauvent Venise de la montée des eaux ! (rires) [référence au clip de La Serenissima, réalisé par Guido Manuli, extrait de l’album du même nom (Baby Records, 1981), ndlr] En fait, certains morceaux sont tellement forts émotionnellement que c’est toujours bon à prendre et à « réinjecter » dans ta musique.
À l’instar du bon DJ qui écoute et fouille dans toutes sortes de vieux disques pour en extraire ses futures boucles ?
Non, non… Et à vrai dire, même avec Justice, on n’a jamais rien samplé, en tout cas rien de très identifiable à part le morceau de Goblin [Tenebre, issu de la bande originale (Cinevox, 1982) du film homonyme de Dario Argento (Seda Spettacoli, 1982), signé par trois anciens membres du groupe, Claudio Simonetti, Fabio Pignatelli et Massimo Morante, ndlr], pour Phantom [single de †, ndlr]. Et pour le coup, ça ne m’intéressait pas du tout de recourir au sample dans mon disque. Non, c’est juste que je n’ai vraiment pas d’œillères en ce qui concerne la musique. Bon, dans un certain spectre, évidemment ! Je ne suis pas en train de dire que si j’écoute un morceau de Jul, je vais m’exclamer : « Ah ouais, putain, super idée ! » Mais il faut admettre qu’il a quelque chose de fascinant, le mec : il a une productivité folle et, même si je n’y connais rien en rap, un drive indéniable. Mais ça ne s’adresse pas à moi, ça ne me touche pas, donc je n’écoute pas. Et il y a certainement plein de gens comme lui qui sont sans doute cent fois plus en phase avec leur époque que moi. Pour autant, ça ne me donne pas de complexe. Le seul qui m’en ait donné par le passé, c’est [Serge] Gainsbourg : je trouvais les paroles, la posture, géniales, et sa musique vraiment folle. Je m’interrogeais sincèrement : « Ce n’est pas possible d’être aussi bon en tout ! » Et puis, j’ai commencé à découvrir tous ses emprunts à la musique classique – car il a pompé des mélodies de [Maurice] Ravel, de [Claude] Debussy, de [Frédéric] Chopin… –, et ça m’a un peu détendu sur la question : « Ok, donc le mec n’a pas non plus tout inventé ! » Pour une bonne part, son génie, c’est en fait d’avoir reproduit les meilleurs, dont les œuvres, accessoirement, étaient tombées dans le domaine public – et ça, c’était doublement malin ! Bref, chaque génération a ses hérauts, et c’est très bien comme ça. Après tout, je n’écoute pas la même musique que mes parents, et ils n’écoutaient pas non plus la même musique que les leurs…
Tes parents ont-ils néanmoins apprécié Justice ?
Pas trop, non. Ça ne leur parlait pas plus que ça. Ils étaient juste contents que j’arrive à en vivre…
En 2018, le concept du best of live Woman Worldwide, et surtout sa consécration à la 61e cérémonie des Grammy Awards, achevaient-ils le premier chapitre que tu consacrais à l’histoire de Justice ?
C’est précisément comme ça qu’on l’a vécu. On ne s’attendait pas du tout à cette récompense [Meilleur album dance / électronique, ndlr] – les Grammy ne t’appellent pas avant pour te dire : « Vous avez gagné ! » – ; alors, quand ils ont annoncé notre nom, nous, on était hyper loin, et le temps de descendre vers eux, ils étaient déjà passés à une autre catégorie ! On a failli rater le moment de monter sur scène ! Avec Xavier, on était simplement contents ; on s’est tapé dans la main et on s’est dit : « Bon, ben, c’est cool ! » Ce n’est pas une consécration, mais ça fait toujours plaisir qu’une cérémonie aussi académique et à la fois aussi mainstream nous adoube sur un disque qui est finalement un album de remixes de tout ce qu’on fait depuis quinze ans !
Aujourd’hui, cinq mois après la sortie de ton album, quelles sont tes intentions ? Envisagerais-tu bientôt un live pour Escapades ? Peut-être accompagné d’une petite formation d’instrumentistes, par exemple ?
Non, absolument pas : je n’ai pas trouvé de formule satisfaisante – enfin, je n’y ai pas non plus vraiment réfléchi… Je me suis quand même posé la question d’un orchestre pour m’accompagner, effectivement ; mais je n’arrive pas à l’imaginer, visuellement, sans que ce soit un peu déprimant – des mecs en costard qui jouent les morceaux ? Non. Il faudrait qu’il y ait une vraie scénographie, qu’il se passe quelque chose sur scène… On verra. Escapades ne dure en tout et pour tout que quarante minutes, et les gens ne connaissent pas encore les morceaux : peut-être qu’après un deuxième disque – oui, c’est prévu… dès que j’aurai le temps de m’y remettre ! –, alors ça pourrait devenir intéressant de faire un gros medley d’une heure et demie ? Jouer avec un orchestre, c’est marrant à faire quand tu as un gros répertoire. On l’a vu, une fois, avec Ed Banger [pour ses 15 ans, le label avait invité l’Orchestre Lamoureux, soixante-dix musiciens dirigés par Thomas Roussel, à reprendre les titres emblématiques de son catalogue lors d’une soirée au Grand Rex, ndlr] ; mais ce soir-là, les spectateurs, ça faisait entre dix et quinze ans qu’ils connaissaient les morceaux joués, qu’ils vivaient avec, alors ça avait du sens de les arranger et de les faire interpréter différemment – de les rallonger ou de ne pas les faire en entier, de les mélanger, etc. Avec Justice, le live, c’est toujours un challenge : plus on a de morceaux, plus on peut les combiner ensemble, leur trouver de nouveaux « vêtements ». On est dans une espèce de perpétuel remix : à chaque tournée, on a douze morceaux de plus, des « p’tits nouveaux » qu’il faut faire cohabiter avec les vieux – prendre les voix de celui-ci pour les mettre sur le son de celui-là, ça nous amuse ! Et ça bouge tout le temps parce que, pendant les six premiers mois, c’est comme si on faisait une répétition générale avec un public : on fait des essais, on change l’ordre, le son des morceaux, on adapte la setlist en permanence jusqu’à ce qu’on estime qu’elle fonctionne. Ça crée une vraie dynamique. En cela, nos live sont plus intéressants maintenant qu’à nos débuts, même s’il y avait déjà une énergie dingue pour la tournée du premier album… Enfin, je trouve quand même qu’il est encore un peu tôt pour faire un live pour Escapades… Et puis ça représente beaucoup de travail pour un show qu’il sera possible de montrer peut-être quatre fois, maximum… Honnêtement, ça – me – prendrait trop de temps.
Car visiblement, tu te consacres à d’autres projets. L’émoi suscité par ta possible collaboration avec Kavinsky, dont le deuxième album vient d’être annoncé huit ans après la sortie de OutRun (Record Makers / Vertigo / Mercury, 2013), est-il justifié ?
On venait de finir l’enregistrement de notre disque, avec Victor et Mitch, et Kavinsky attaquait le sien, à Motorbass aussi. Je l’ai avisé tout de suite : « Bosse avec ces mecs, ils sont vraiment bons ! » Ils se sont adorés, et ça a été comme la continuité de notre collaboration, même si son univers est complètement différent du mien… Moi, très honnêtement, je n’ai fait que passer en voisin, en touriste : pour écouter ce qu’ils faisaient, et pourquoi pas leur donner un avis et des idées. On sent que Kavinsky a mûri, qu’il a évolué en tant que compositeur, et qu’il est désormais dans quelque chose de moins fermé que ce que font encore tous ses suiveurs, avec la synthwave ou retrowave. Avec son premier album, on avait découvert qu’il était obsédé par les États-Unis des années 1980 : parce que ce « rêve américain », qui nous arrivait pourtant avec presque dix ans de retard en France – quand on matait les rediffusions des séries Starsky & Hutch (ABC, 1975-1979) ou Miami Vice (NBC, 1984-1989) [intitulée Deux flics à Miami dans sa version française, ndlr], c’était déjà vintage là-bas ! –, c’était l’autre pendant de notre génération. Cette fois, on est moins dans ce cliché, et loin de tout ce que les gens attendent de Kavinsky. Qu’ils se rassurent : ça va quand même leur plaire ! Ce nouveau disque [Reborn (Record Makers, 2022), ndlr] est vraiment super !
De son côté, Xavier aurait récemment apporté son aide à Mehdi Pinson [chanteur sur le single DVNO (2007) extrait de †, ndlr]… À moins qu’il n’ait commencé à plancher sur son premier album solo, lui aussi ?
Effectivement, Mehdi et lui ont bossé ensemble. Et je pense que certains morceaux vont bientôt sortir… En revanche, non, Xavier n’a pas d’album solo prévu – à moins qu’il me l’ait caché ?
Il se dit également que tu travailles sur un nouvel album de Justice… Confirmes-tu cette dernière rumeur ?
Ouais ! En fait, avec Xavier, on n’arrête jamais vraiment de bosser : dès qu’on a une idée, on l’archive, et on voit plus tard dans quel tuyau on l’envoie. Et comme on bosse principalement sur ordinateurs, c’est une espèce de matière mouvante qu’on peut remanier à l’infini jusqu’au moment du mastering. En plus, on travaille beaucoup à la deadline, donc on est toujours dans un remaniement de dernière minute, en essayant malgré tout d’être au plus près de la vision qu’on avait du morceau au départ. Tout le contraire de ma démarche en solo, plus « instantanée », presque « à l’ancienne », puisqu’on avait un temps de studio limité – environ trois morceaux en six jours – et que tout ce qui en sortait devait être retravaillé. Mais ce n’était jamais aussi laborieux – au sens noble du terme – qu’avec Justice : il s’agissait de garder cette immédiateté, cette naïveté qui allaient bien au disque pour garder l’excitation des choses qui s’imbriquent et de ne pas être dégoûtés par nos morceaux – comme ça peut nous arriver, avec Justice : parfois, on les a tellement écoutés, on ne sait même plus dire si c’est bien ou pas… Là, on a déjà plein de petits bouts de morceaux… C’est un peu tôt pour parler d’une direction, mais je peux te dire – petite exclu’ ! – qu’on cherche à s’éloigner du format couplet/pré-refrain/refrain, de faire un album qui soit vraiment plus dans la rupture, dans l’accident, dans le principe du « collage », que tout ce qu’on a pu faire auparavant.
ESCAPADES, DE GASPARD AUGÉ (GENESIS / ED BANGER RECORDS / BECAUSE MUSIC, 2021)
Mickaël Pagano, 2021
© PHOTOS : DR, JACQUES AUBERT, GASPARD AUGÉ, MAXIME BALLESTEROS, SÉBASTIEN BOUCHEREAU, GREGG DEGUIRE, CHARLOTTE DELARUE,
CHRISTINE DUMAS, FRANKIE & NIKKI, GUIDO FUÀ, GASPIRATOR, HIPGNOSIS, THOMAS JUMIN, MOTORBASS STUDIO, FILIP NILSSON,
ROY ANDERSSON FILMPRODUKTION AB, JÉRÉMIE ROZAN, DYANE DE SERIGNY, SO-ME, JASPER J. SPANNING, PASCAL TEIXEIRA, MARGOT VIGNEAU