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Métamorphose

-M- (MATTHIEU CHEDID)
« Qui de nous deux »

Lorsque j’entre dans sa loge, quelques minutes avant le spectacle, il m’affirme être « l’artisan, pas encore l’artiste : on est au début de la mutation ! »
Il était une fois une transformation certes élémentaire mais inaccessible. « J’avais surtout l’envie de trouver mon personnage, de me grimer, d’afficher ma personnalité et ma fantaisie par un look, par une manière. Mon nom de scène s’est imposé à moi : ce serait la lettre M, l’initiale de mon prénom. Je n’avais pas envie de chercher loin. Et puis, après coup, ce choix s’est révélé être le meilleur possible : posé là, au milieu de l’alphabet, le M est aussi la phonétique du plus beau verbe de notre langue… Le plus difficile a été de rendre cette lettre coiffable ! »

Écrite au gel comme on lisse au crayon l’étoffe d’un héros, la célèbre majuscule couronne un Machistador qu’on ne présente plus. Pourtant, c’est bien sous la plume échevelée et poétique de Matthieu Chedid que les mélodies se succèdent, toutes capitales dans le paysage de la chanson française. Sans retenue, déjà l’auteur-compositeur-interprète me conte son aventure et son univers − sacré Monde virtuel −, me décrit une foule de protagonistes qui les habite, avec laquelle il aime à partager sa réussite…

Puis, au détour des mots, en marge d’un regard concentré, -M- est apparu. Aussi soudainement que les projecteurs s’embrasent pour les premiers accords d’un concert. La métamorphose avait donc pris effet. « Jusqu’à aujourd’hui, personne n’avait jamais assisté à ça ! »

Et tandis qu’une conclusion s’impose maintenant, je commence à réaliser la magie du moment. On touche l’évidence : -M- est l’ego de Matthieu. Et dès lors que le double fantasque (fantasme ?) s’éloigne, on effleure le secret : Matthieu est l’égal de -M-…

Discotexte : Pourtant indispensable à votre métamorphose, l’étape de l’habillage reste trop rarement révélée. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos costumes de scène ?

-M- (Matthieu Chedid)  : Chaque album a eu ses couleurs et son équipe au niveau des costumes… Ça part toujours de dessins que je peux faire, des croquis souvent retravaillés par un copain dessinateur, Cyril Houplain – on lui doit notamment la pochette du Baptême (Delabel / Virgin, 1998) [premier album de -M-, ndlr], le clip de Ma mélodie et les décors de l’actuelle tournée. Tout a commencé avec Carole Jouffroy, qui a fait ma première veste, rouge avec un liseré jaune, quelque peu inspirée de Sergent Pepper’s… […Lonely Hearts Club Band (Parlophone, 1967), des Beatles, ndlr] et toutes ces choses-là. Ensuite, Natacha Gauthier a fait toutes les vestes de l’album et la tournée Je dis aime. Agnès B. est arrivée sur le dernier album, Qui de nous deux (Delabel / EMI, 2003). Mais on peut dire qu’elle a toujours été là. C’est-à-dire que si on avait besoin, par exemple, d’une chemise pour un clip, on demandait à Agnès et elle nous la passait tout de suite : il y avait cette incroyable disponibilité de sa part… Et puis on a eu envie de travailler vraiment ensemble. Donc, pour Qui de nous deux, je suis allé la voir avec un croquis plus affiné qu’elle a mis en forme avec son expérience et ses goûts. Agnès fonce direct chaque fois qu’on a une envie, elle se rend disponible dans les moments-clés. On a fait des pantalons, des chemises – enfin, je veux dire, on a vraiment été très loin ensemble. Ça a été une chance inouïe et surtout un luxe total : je crois que j’ai plus de dix vestes comme la nouvelle ! De matières et de couleurs différentes ! Et de rencontrer une femme aussi posée, aussi douce, avec ce regard, comme ça, hyper tendre sur l’art et les créatifs… Elle a vraiment ce côté mécène accompli, et c’est très touchant et très beau de voir des gens comme elle. Parce que tout ce qu’elle fait, ça doit lui prendre beaucoup d’énergie, et elle trouve quand même le temps – je ne sais pas comment – d’être toujours présente dans d’autres disciplines, que ce soit le cinéma ou la musique, les arts plastiques, etc. C’est fascinant ! Je n’ai jamais vu ça ! Je suis complètement en admiration devant ce genre de personnages. Et devant l’être humain aussi, évidemment.

Comment cette complicité est-elle née ?

On avait des connaissances en commun. Mais ça s’est fait par la musique, et principalement par le biais de Vincent Segal [violoncelliste et bassiste pour -M-, également membre fondateur de Bumcello, ndlr], qui connaît Agnès personnellement depuis très longtemps. À l’époque, je crois qu’il était dans le milieu des graffeurs – on ne l’imagine pas comme ça, hein ! –, mais pas forcément du hip hop : tout ce monde des années 80 auquel Agnès était attachée. Ils ont dû se rencontrer dans ces ambiances-là… Je pense que si Agnès s’est intéressée à moi, c’est parce qu’elle suit ce que fait Vincent depuis… quinze ans, déjà ? Parce qu’il a joué avec la terre entière ! Bref, Vincent est un pont entre Agnès et moi. Et puis, quelque part, entre lettres, on se comprend : le M, le B – Arthur H n’est certainement pas loin ! Évidemment, c’est un peu anecdotique… Mais il me semble qu’on se comprend, tous les deux.

La chanson Qui de nous deux évoque un duel entre l’artiste et son instrument. Ce titre n’était-il pas surtout l’évocation de la dualité Matthieu / -M- ?

C’est vrai. La phrase exacte du refrain, c’est « Qui de nous deux / Inspire l’autre ». C’est un hommage à l’Autre. Et l’Autre, c’est d’abord soi-même, puisqu’on est multiple ; c’est aussi le public, car si tu n’as pas l’oreille de l’autre pour t’écouter, quand tu es musicien, ça n’a pas de sens ; enfin, évidemment, cet autre, c’est ta fille, ta femme, ce sont les gens les plus importants dans ta vie, ta famille… L’idée, c’est qu’on n’est rien tout seul, et qu’il faut être au moins deux pour exister. On a besoin de vivre à travers le regard de l’autre. Quant à ma guitare, pour en revenir aux paroles de la chanson, elle est en fait bien anecdotique !

Que dire de vos participations à d’autres albums ou bandes originales de films : est-ce une façon de faire exister Matthieu Chedid au détriment de -M- ?

Qu’on mette -M- ou Matthieu en signature, peu importe. C’est vrai que je trouverais ça plus logique de mettre Matthieu dans ces cas-là. Je suis musicien avant d’être chanteur : c’est presque mon « quotidien ». J’ai beaucoup accompagné d’autres gens sur scène, en studio, avant de faire mes trucs à moi. Et c’est comme si j’avais besoin de ça encore aujourd’hui : pouvoir gambader, aller d’un truc à l’autre, m’enrichir de rencontres humaines et musicales. Ça fait partie de mon oxygène et j’ai besoin, toujours, d’aller voir ailleurs. C’est surtout un plaisir personnel : celui d’apprendre car on n’apprend jamais seul ! Encore une fois, c’est un hommage à l’autre. Ce n’est pas que je vais « pomper » Vanessa Paradis [Matthieu Chedid a participé à son album Bliss (Barclay, 2000) en tant que réalisateur, compositeur et musicien, ndlr], Brigitte Fontaine [il a participé en tant que réalisateur et chanteur à son album Kékéland (Virgin, 2001), ndlr], etc., mais plutôt que tous ces interprètes vont m’apporter quelque chose. Ce sont autant de portes ouvertes qui permettent de ne pas rester dans son petit monde mais de s’ouvrir à d’autres. C’est super ! Et il y a un échange… C’est très important pour moi.

« Je me sens toujours, encore bizarrement aujourd’hui, plus guitariste que chanteur. »

La différence à faire serait donc plus dans le partage des rôles : Matthieu comme auteur-compositeur et -M- comme interprète / acteur ?

Je me sens toujours, encore bizarrement aujourd’hui, plus guitariste que chanteur. J’ai parfois du mal à me considérer chanteur. Je ne le suis que dans un contexte très particulier. Par exemple, c’est rarissime que je chante chez moi : je ne chante qu’en studio ou sur scène, ou quand j’écris une chanson, évidemment. D’ailleurs, lors d’un jam avec les musiciens, jamais – ou très rarement – je n’irai me mettre au micro : je jouerai de la guitare !

La tournée Qui de nous deux touche à sa fin. Quels sont les projets à suivre ?

J’ai besoin de fermer une porte pour en ouvrir une autre. Donc, il y a plein de trucs sur le feu, mais rien de très concret. Je ne sais pas vraiment… J’ai besoin de finir l’épisode Qui de nous deux. Chaque album est un livre, avec plusieurs chapitres. Aujourd’hui, j’ai besoin de fermer le livre présent pour en ouvrir un autre. J’ai plein de projets, des brouillons d’un tas de choses, mais il n’y a rien de prêt. Je ne sais pas encore sur quoi je vais me lancer. En tout cas, j’ai une envie profonde de me surprendre moi-même… Quand je fais Labo -M- (Delabel / EMI, 2003) ou Les Leçons de musique (Polydor / La Bohème Films, 2004) [élu DVD musical de l’année aux « Victoires de la musique » 2005, ndlr], par exemple, ce n’est pas que pour faire le malin : c’est avant tout parce que j’ai besoin d’aller vers l’inconnu, vers des formes un peu différentes, et de me stimuler moi-même. Avec toujours l’envie de faire plaisir. Mais sans savoir où je vais aller vraiment.

Je vais me faire le porte-parole de certains : puisqu’il y a eu Baptême, doit-on fatalement se préparer aux funérailles de -M- ?

Avec toute la sincérité du monde, je n’ai jamais anticipé l’histoire d’un prochain album quand j’étais dans le vécu d’un autre. Chacun est comme un bout de vie ; et j’ai donc besoin de mettre un terme à celui-là pour en vivre un autre. Vraiment, ce ne serait pas honnête de commencer à penser à ma mort alors que je suis en pleine vie. J’ai besoin de finir cette étape pour réfléchir à la suite. Aujourd’hui, très honnêtement, cet avenir, c’est le flou complet…

L’idée d’abandonner votre personnage vous aurait-elle déjà traversé l’esprit ?

Je ne me vois pas… enfin… C’est sûr qu’à un moment, oui, je vais l’abandonner…

Parce qu’il ne peut pas vieillir ?

Ah si, si ! C’est juste que, à un moment, je vais perdre mes cheveux, au pire des cas ! Le temps va me rattraper ! Il est possible que ce soit moins cohérent de faire ça à 50 ans. Ou peut-être que non : à 70 ans, justement, ce sera parfait de rester comme ça ! Mais a priori, j’espère avoir le recul nécessaire pour arrêter avant que ce ne soit vraiment ridicule !

Et que peut-on vous souhaiter ?

Je suis dans une vie rêvée, en tout cas pour moi. Cette grande tournée, dans de grandes salles, c’est comme un rêve devenu réalité : la suite logique, dans le rêve de tout musicien. Donc, ce serait presque trop demander, mais si ça pouvait durer comme ça… Même si je vis l’instant comme l’aboutissement d’une sorte de trilogie, parce qu’il y a eu trois albums. J’ai le sentiment d’avoir vécu une sorte de miracle… Après, j’espère ne pas être blessé ou aigri si ça devait s’arrêter. Et puis, le talent des autres, ça m’a toujours stimulé : j’ai besoin de voir ces gens pour en faire rêver d’autres… Certains, au contraire, je le sais, ça peut les briser, les agacer de voir quelqu’un réussir… Jusqu’à maintenant, moi, ça m’a toujours enchanté de voir quelqu’un faire des belles choses. Alors je crois que je n’irai jamais me réfugier dans la haine : c’est pas mon truc ! Aujourd’hui, j’espère être à la hauteur, faire plaisir aux gens. Si c’est pas le cas, j’aimerais avoir l’intelligence d’arrêter avant que ce ne soit trop tard : j’ai pas envie de dénaturer ce que je suis en train de faire. Parce que je voudrais rester cohérent jusqu’au bout. Voilà ce qu’on peut me souhaiter.

Alors, comme le dit votre chanson : À tes souhaits !

(rires) Merci !

QUI DE NOUS DEUX, DE -M- (DELABEL / EMI, 2003)
EN TÊTE À TÊTE (DOUBLE CD ET DVD LIVE), DE -M- (DELABEL / EMI, PRÉVISION 2005)

Mickaël Pagano, 2005

© PHOTOS : DR, CLAUDE GASSIAN, CYRIL HOUPLAIN, LAURENT SEROUSSI, PATRICK SWIRC