Corps et âme
PATRICE CHÉREAU
« GABRIELLE »
La Dispute. Le premier grand succès de Patrice Chéreau est celui d’un metteur en scène de théâtre qui ose ainsi décrire la pièce qu’il monte : « Marivaux ouvre la porte et Sade entre. »
L’artiste marque alors son œuvre des thèmes qui l’habiteront toujours : le couple (deux êtres animés, unis par la volonté, le sentiment ou toute autre cause qui les rend aptes à agir ensemble) et le tourment (violente douleur physique ou morale).
Trente ans plus tard, c’est l’homme de cinéma qui découvre non sans une certaine émotion Le Retour, de Joseph Conrad : « J’ai été bouleversé. Par la description de cet homme perdu, par sa disparition finale, par l’énigme de cette femme, par le peu qu’elle disait, par son retour, par sa force indestructible, par une phrase enfin : “Si j’avais cru que vous m’aimiez, jamais je ne serais revenue.” »
La nouvelle lui offre Gabrielle, sa dernière production.
« J’ai démarré au théâtre ; puis j’ai eu envie de faire de l’opéra. Et l’opéra étant en soi une activité que l’on ne peut pousser aussi loin que le théâtre, finalement, j’ai eu envie d’autre chose : j’ai donc fait mon premier film. Et si j’ai plus envie de faire des films aujourd’hui, c’est seulement parce que je me sens plus libre au cinéma. »
Discotexte : Votre nom est associé au cinéma en tant que réalisateur, scénariste ou même acteur, mais aussi au théâtre et à l’opéra… Que dire des interactions existant entre ces différentes formes d’art ?
Patrice Chéreau : C’est compliqué… On ne parle d’interactions que si une même personne fait les trois, ce qui n’est pas fréquent. Mais c’est mon cas. Il n’y a pas énormément de metteurs en scène qui font cela. D’une certaine façon, le théâtre est un peu comme ma langue maternelle, et je suis devenu bilingue avec le cinéma. L’opéra, par moments – et seulement par moments, parce que c’est un art ingrat, en fait –, m’a appris à travailler sur la musique ; et dans la mesure où j’ai cette connaissance, cette pratique musicale, alors cela m’aide quelquefois pour faire un film.
Ces interactions influent-elles sur votre travail ?
Je ne sais pas, parce que j’ai souvent l’impression de faire exactement le même métier, que je fasse du théâtre ou du cinéma. C’est le cas, par exemple, dans la direction d’acteurs : je pense que je dirige les acteurs exactement de la même façon au théâtre et au cinéma – je leur demande le même type de choses. Évidemment, de leur côté, eux ne doivent pas jouer de la même façon, n’utilisent certainement pas les mêmes outils. Mais pour moi, cela reste, d’une certaine manière, le même métier.
Seriez-vous à la recherche d’une sorte de média ou médium qui réunirait tous ces arts auxquels vous appartenez ?
Non, non… Ça correspond plutôt, disons, à différentes périodes de ma vie. J’ai démarré au théâtre à 19 ans ; puis j’ai eu envie de faire de l’opéra – j’avais alors 26 ans. Et l’opéra étant en soi une activité que l’on ne peut pousser aussi loin que le théâtre, finalement, j’ai eu envie d’autre chose : j’ai donc fait mon premier film à 29 ans… En fait, quand on regarde de loin, tout ça, c’est très groupé ! Et maintenant, j’ai plus envie de faire des films, seulement parce que je me sens plus libre au cinéma, voilà tout.
Gabrielle est un film sur le couple, sur le manque de communication qui est à l’origine de sa destruction. Est-ce pour souligner cette absence de communication que vous avez choisi d’exploiter autant toutes les formes de langages (monologues et dialogues, interruptions et silences, ou encore écrits et musique) ?
C’est plus simple : j’ai eu envie d’un film stylisé. J’ai eu envie d’un film qui aurait un style plus fort que les précédents, plus affirmé, visuellement. Donc, j’ai voulu du noir et blanc, et, par moments, d’écrire des titres. J’ai eu envie de ne pas être soumis au diktat du naturel, mais plutôt de chercher une vérité et en même temps la styliser.
Aviez-vous déjà toutes ces idées de mise en scène à la lecture de la nouvelle de Joseph Conrad ?
Oui, ou en tous cas peu de temps après. En relisant Le Retour, j’ai simplement essayé de me dire : « Comment vais-je raconter cette histoire ? » Et j’ai eu envie du noir et blanc mais aussi de la couleur : j’ai eu envie du mélange des deux pour raconter mieux l’histoire, pour que, simplement, le monde de cet homme soit très visible dès le début et qu’on voit physiquement se fracasser ce monde.
« Dans la nouvelle, Gabrielle était énigmatique et silencieuse… J’ai eu envie de lui donner autant d’importance que son mari. Aujourd’hui, on ne peut plus faire un film avec une femme qui soit simplement une présence muette.
Il fallait vraiment qu’elle parle autant que Jean, qu’il y ait une égalité absolue pour les deux personnages. »
Vous signez là une véritable adaptation, d’autant plus que le personnage principal de Joseph Conrad était Jean, et non Gabrielle…
Ce n’est pas tout à fait exact : Gabrielle était dans la nouvelle, mais elle ne parlait pas. C’était une femme totalement énigmatique et silencieuse… Mais j’avais envie de savoir, de comprendre ce qu’elle pensait. J’ai voulu lui donner autant d’importance que son mari. Aujourd’hui, on ne peut plus faire un film avec une femme qui soit simplement une présence muette. À mon sens, il fallait vraiment que Gabrielle parle autant que Jean, qu’il y ait une égalité absolue pour les deux personnages.
Certaines séquences de Gabrielle s’attardent justement sur les visages, les expressions, la gestuelle, comme pour sonder l’âme du personnage…
Si la caméra s’attarde sur les visages, c’est parce que l’on essaye de comprendre, de déchiffrer les comportements. C’est une chose que le cinéma permet contrairement à tous les autres arts. Mais puisque la caméra le fait dans tous les films au monde, je ne me sens pas différent des autres réalisateurs…
Vous accordez néanmoins beaucoup d’importance au corps – que vous magnifiez ou torturez –, mais aussi à la mise en valeur voire la personnification des décors, des couleurs et de la lumière. Il semble que vous donnez toujours une dimension picturale à vos films…
C’est sans y faire attention, vraiment… Bien sûr, tous mes choix sont volontaires. Mais je ne me dis pas : « Je veux, en voyant deux images de mon film, que les gens pensent que c’est de moi, qu’on me reconnaisse. » Ce n’est pas ma préoccupation.
Mais y a-t-il une « esthétique Chéreau » dans le paysage du cinéma français ?
Il doit y en avoir une, oui. Mais seulement vous, les spectateurs, pouvez la définir. Pas moi.
La nouvelle de Joseph Conrad s’intitule Le Retour. Comment interprétez-vous cette action de Gabrielle ?
C’est ce qu’elle a fait, ce qu’elle assume et ce qu’elle a décidé… Le fait de partir et de revenir, ce n’est pas un geste qu’elle fera plusieurs fois : elle ne recommencera pas. Alors, elle le fait sur un coup de tête, j’imagine. Mais en même temps, elle découvre probablement de façon très désagréable, qu’elle n’était pas capable d’aller au bout de son geste. Et c’est pourtant quelque chose qu’elle assume…
Se soumet-elle à des conventions ? Fait-elle cela par cruauté ?
Non, rien de tout cela : elle n’a juste pas été au bout de cet acte, n’a pas suivi cet homme qui l’attendait, n’est pas partie définitivement avec lui… Elle s’est sentie trop faible, pas à la hauteur, et elle revient chez elle.
L’interprétation d’Isabelle Huppert a été récompensée à la Mostra de Venise. Vous-même êtes régulièrement salué par vos pairs. Néanmoins, vous trouvez encore quelques difficultés à produire vos films…
Tout le monde a des difficultés. Le monde de la production du cinéma français est pavé de gens qui ne peuvent pas monter leurs projets ! C’est dur de monter un film : on a des projets, mais on ne trouve pas l’argent pour les réaliser, alors on en fait d’autres, jusqu’au moment où, finalement, on finit par tourner un film. Je n’ai pas eu de réelles difficultés à monter Gabrielle : j’ai trouvé des producteurs – Agnès [Troublé, créatrice d’agnès b. et de sa société de production cinématographique, Love Streams, ndlr], Studio Canal, Arte… J’ai eu plus de difficulté à financer des projets plus chers que celui-là, ça oui…
À l’instar de Son frère (2003) et, précédemment, de la captation de la pièce de théâtre Phèdre (2002), Gabrielle est coproduit par Love Streams, que vous évoquiez à l’instant.
Imaginez-vous que je ne sais plus quand j’ai rencontré Agnès pour la première fois… Je sais simplement qu’elle m’a aidé plusieurs de fois, ponctuellement, dans le passé : en imprimant une affiche, en sponsorisant certains spectacles que je mettais en scène, etc. Jusqu’au moment où, finalement, je l’ai rencontrée. Et je pense qu’un lien d’amitié s’est créé. Par la suite, je lui ai proposé de produire Son frère. C’était notre première collaboration, et cela s’est très, très bien passé. Si formidablement bien que l’on a continué ! Agnès est une personne magnifique, et, avec Love Streams, une partenaire fidèle un peu en marge de la production – et c’est ça qui est beau : le fait qu’elle vienne d’ailleurs, qu’elle ait une pensée plus riche et plus totale. Je suis très heureux de cette fidélité. Très fier aussi.
À quoi rattachez-vous cette fidélité : à des affinités artistiques ou à de véritables coups de cœur ?
Je l’associe à l’accord qu’il y a entre nous dans les projets que je lui propose. Je pense qu’elle est très heureuse d’avoir participé à Gabrielle. Pas simplement d’avoir produit un film, mais ce film-là, cette histoire-là. Je pense qu’Agnès comprend très bien cette histoire… Et d’ailleurs, peut-être ne me suivra-t-elle pas sur mon prochain film parce qu’il ne lui parlera pas autant. Il faut absolument toujours que l’on soit libre de dire oui ou de dire non à des projets.
Quels sont les vôtres, justement ?
Je n’ai pas de projet pour l’instant… Si, me reposer ! Depuis un mois, je donne des interviews toute la journée – une promotion, c’est effrayant ! Par exemple, hier [jour de la sortie en salles de Gabrielle, ndlr], j’ai commencé à 08h00 du matin, fait deux télévisions et sept radios, pour terminer par un débat avec le public à 22h00. Voilà quinze jours que ça dure ! J’ai déjà fait la promotion de Gabrielle dans sept villes de province, plus Bruxelles, et je dois me rendre à New York la semaine prochaine… Et avant, j’avais eu le Cosí fan tutte [opéra bouffe de Wolfgang Amadeus Mozart, mis en scène par Patrice Chéreau au Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence puis au Palais Garnier, ndlr] ! J’ai besoin de dormir !
GABRIELLE, DE PATRICE CHÉREAU (MARS DISTRIBUTION, 2005)
Mickaël Pagano, 2005
© PHOTOS : NICOLAS GUÉRIN, KOBAL / THE PICTURE DESK, ROS RIBAS, LUC ROUX / MARS DISTRIBUTION, PASCAL VICTOR